Chronique

Plaistow

Lacrimosa

Johann Bourquenez (p), Raphaël Ortis (elb), Cyrille Bondi (dms).

Label / Distribution : Insubordinations

Il y a un cas Plaistow, ou plutôt une énigme. Qui donc sont ces trois Helvètes qui, en très peu de temps - tout juste cinq ans - ont érigé une construction musicale dont les contours sont si difficiles à cerner ? On pense à des aventuriers, parce que ces musiciens savent prendre des risques, notamment celui de nous perdre avec eux dans leurs explorations un brin angoissantes.

Exégètes du classique trio piano - basse - batterie, amoureux de Bill Evans ou Keith Jarrett, soyez prévenus : vous ne trouverez pas satisfaction à l’écoute de ce vertigineux Lacrimosa et ses deux longues pièces dont il n’est pas aisé de sortir indemne. Plaistow, sorte d’ovni musical, réinvente la formule et brouille constamment les cartes de disque en disque, pour aboutir aujourd’hui à un extrême où une note ou un accord peuvent être répétés jusqu’au bout d’un chemin mystérieux, quand le souffle commence à manquer, avant une nouvelle envolée.

Formé à Genève en 2007, Plaistow [1] a déjà donné une bonne centaine de concerts et publie aujourd’hui son cinquième disque [2]. Signe des temps, le groupe a choisi de diffuser gratuitement sa musique sur son site internet, grâce à un travail de collaboration avec le label Insubordinations, tout en complétant la diffusion numérique par la vente de disques, notamment lors des concerts.

Avec cette nouvelle avancée, Plaistow n’a pas fait les choses à moitié ; ou plutôt, il les a scindées en deux très longues plages : 23 minutes pour la première (« Lacrimosa »), 19 pour la seconde (« Cube »). Pour mieux nous prendre à la gorge et nous convier à une impressionnante immersion dans un monde clos et hypnotique, pour ne pas dire oppressant. Bien malin qui pourrait définir cette plongée aux confins du minimalisme, du rock et du jazz où se faufilent des rythmiques électroniques. Si le grondement et la pulsation sont terriens, les autres éléments sont puissamment liquides et envahissent l’espace sonore avec beaucoup de force.

Avec The Crow en 2010, Plaistow avait déjà fait la démonstration de ses nombreuses qualités, par lesquelles il s’attachait au développement de motifs en mouvement perpétuel, osant même installer de longues phases de silence au cœur même d’une composition. Un disque sombre, pour ne pas dire noir. Lacrimosa semble bénéficier de plus de lumière (mais celle-ci, finalement, n’est peut-être qu’apparente) que son prédécesseur, en particulier grâce à l’omniprésence du piano de Johann Bourquenez, tantôt cérémonieux par ses larges accords répétés à l’infini en longues vagues, tantôt réduit à sa plus simple expression, celle d’une note étouffée marquant le tempo pendant que la basse de Raphaël Ortis gronde, terrienne à la manière de Jannick Top à la grande époque de Magma, avant de se déchirer, plus tard, sous les attaques d’un mystérieux archet. Cyril Bondi manie les extrêmes, jouant la carte du minimalisme sur « Lacrimosa » ou déployant un jeu beaucoup plus foisonnant sur « Cube », comme savait si bien le faire François Auger avec Heldon, autre incubateur né de l’imagination de Richard Pinhas dans les années 70.

Ce disque n’en est pas pour autant un manifeste joyeux ! Avant tout, Lacrimosa est un disque coup de poing, dont on ressort comme étourdi, conscient d’avoir effectué un drôle de voyage, mais un voyage salutaire en ce qu’il nous laisse face à nous-mêmes, gouttes d’eau dans l’infinité d’un océan dont on ne sait s’il nous menace ou constitue notre espace de survie. À chacun de choisir ce qu’il voudra en faire. Encore un disque existentialiste, finalement… Et une aventure qui mérite qu’on s’y intéresse de près.

par Denis Desassis // Publié le 4 juin 2012

[1Rappelons que le nom du groupe est à chercher dans une composition de Squarepusher, alias Tom Jenkinson, appelée « Plaistow Flex Out ».

[2Après Los Criminales Reciclados En Conductores De Autobuses (2007), Do You Feel Lucky ? (2008), Jack Bambi (2009), The Crow (2010).