Chronique

Ralph Alessi

Cognitive Dissonance

Ralph Alessi (tp), Jason Moran (p), Drew Gress (b), Nasheet Waits (dm), Andy Milne (p)

Label / Distribution : CamJazz/Harmonia Mundi

Depuis une quinzaine d’années Ralph Alessi multiplie les rencontres, que ce soit pour ces disques en leader ou lors de ses participations aux travaux de Steve Coleman, Uri Caine, Fred Hersch, Sam Rivers ou Drew Gress, pour ne citer qu’eux. Après deux superbes disques signés This Against That, le voilà de retour avec trois de ses principaux compagnons de route : le contrebassiste Drew Gress, Nasheet Waits à la batterie et le pianiste Jason Moran, ce dernier cédant sa place à Andy Milne sur deux titres.

Cognitive Dissonance s’inscrit dans la droite ligne de l’œuvre du trompettiste : un jazz contemporain s’enrichissant des éléments rythmiques ou mélodiques issus d’autres styles musicaux et servi par un beau talent de compositeur. La construction et l’atmosphère rappellent un autre trompettiste / compositeur, Dave Douglas : tous deux partagent une même conception du thème et de ses développements (« Dog Walking », « Same Old Story ») et de l’architecture interne des pièces, pour une musique bercée par une mélancolie légère, voilée (« One Wheeler Will ») et qui ménage les rebondissements. D’ailleurs, cette ressemblance entre les deux Américains ne se limite pas à la composition : une sonorité pleine, profonde, et une technique exceptionnelle permet à l’un comme à l’autre de se promener avec aisance dans les méandres de leur musique.

Bien que très mélodique, celle d’Alessi frôle çà et là le déraillement volontaire, mais avec ingéniosité : elle s’en approche sans jamais y « sombrer ». La complexité rythmique qui caractérise son œuvre, avec ses nombreux décalages au sein juxtaposés, mis en valeur par l’association complexe des lignes instrumentales, est soulignée par le talent des interprètes. Nasheet Waits est en cela exemplaire : on entend chez lui tous les tambours et tous les rythmes du jazz, de la Nouvelle-Orléans aux trouvailles les plus contemporaines, avec cette caisse claire qui maintient son jeu en perpétuel mouvement, quel que soit le contexte. Mais s’il puise dans ce savoir, c’est pour proposer une musique d’une extrême modernité. Une seule écoute de « Buying Selling » suffit pour s’en convaincre. L’interaction avec Jason Moran (ils se côtoient notamment au sein du trio du pianiste, qui fête ses dix ans cette année) forme d’ailleurs le socle de ce quartet, entre stimulation réciproque, complémentarité et entrelacs rythmiques surprenants.

Jason Moran, pianiste majeur d’aujourd’hui, met lui aussi en œuvre ce prolongement de la tradition, tout en en proposant une version très moderne. Ses chorus, notamment sur « Cognitive Dissonance » ou « Better Not To Know », sont de petits joyaux d’inventivité rythmique et mélodique. Et avec quelle subtilité il accompagne Alessi sur « Goodbye Ruth’s » ou sur le « Sunflower » de Sam Rivers ! Deux duos sur lesquels le piano tourne magnifiquement autour de la trompette, légèrement voilée, qu’elle soit jouée ouverte ou avec la sourdine (« Buying, Selling », « Goodbye Ruth’s »). Alessi nous offre même un morceau sans piano, « Duel », qui laisse beaucoup d’espace à Gress et Waits en introduction et conclusion ; au centre, un modèle de solo signé Alessi, parfaitement construit, patiemment, intelligemment, avec juste ce qu’il faut d’énergie, et porté par une paire contrebasse / batterie qui gronde, roule et rebondit. Quant aux deux morceaux sur lesquels Moran cède le piano à Andy Milne (« Sir » et « Same Old Story », de Stevie Wonder), ils nous ramènent aux disques du groupe This Aginst That. Milne est plus angulaire, plus cubiste que Moran. La complexité rythmique et harmonique de son jeu ouvre d’autres perspectives au groupe, tout en respectant la cohérence générale de l’album.

En une quinzaine de morceaux, dont seul « Hair Trigger » dépasse les 5 mn, Ralph Alessi offre avec Cognitive Dissonance une vision personnelle du jazz contemporain. On rêve de le découvrir sur scène aussi précieusement entouré.