Portrait

Ramon Lopez à la loupe...

Ramon Lopez nous propose ici six de ses œuvres, avec des compagnons de route plus ou moins connus, que nous avons tenté de décrypter pour vous.


Résidant depuis vingt-deux ans en France, Ramon Lopez est un musicien à part. Ce batteur a la faculté de transcender l’instant, sans trop mettre son talent en avant et en respectant celui de ses comparses. Batteur rythmique ? Non, batteur sonore avant tout, batteur musicien. Que ce soit en tant qu’accompagnateur ou (et surtout) dans ses œuvres, Lopez est souvent l’instrument central, celui qui donne corps au groupe, sans pour autant s’imposer en leader. Son talent, il l’entretient, le développe, le puise chez les autres et dans sa propre musique, celle de l’instant.

Car Lopez transforme le présent : il propose, distribue de la densité, de la joie, de la gravité et de la profondeur, puis s’efface pour mieux réapparaître fièrement, avec ses sonorités émouvantes, étonnantes, dures ou douces, non violentes ou tout en claquements — dans tous les cas acoustiques. Avec humilité, il accompagne au plus juste et propose toujours un chemin, une ouverture inattendue à ses comparses. Chacun peut alors rebondir sur ces instants, improvisés ou calculés. Mais il se doit alors d’être à la hauteur de la proposition. Dès lors peut se mettre en place la magie sensuelle. Lopez nous propose ci-dessous six de ses œuvres, avec des compagnons de route plus ou moins connus, que nous avons tenté de décrypter pour vous.

Drum Solo 2Swinging With Doors
Leo Records LR 491
Teppo HAUTA-AHO – portes et enregistrement de portes
Ramon LOPEZ – dr

On a tous essayé de faire de la musique avec des objets insolites — des casseroles par exemple. Mais si, rappelez-vous... Ramon Lopez aussi… et a réussi, lui ! Encore une idée iconoclaste à germer dans la tête du percussionniste, qui s’accorde ici avec Teppo Hauta-Aho (un des contrebassistes de Cecil Taylor, entre autres) en l’occurrence joueur de portes. Celles qui grincent et claquent. En fait, à l’écoute de cet opus, l’idée n’est pas si saugrenue. Visiblement, Hauta-Aho mène la danse et Lopez répond. Mais pas seulement ; les portes claquent, surprenant la batterie, et gémissent par grognements colorés. Si on se laisse entraîner, ceux-ci nous font voyager dans un monde de transe où l’on entrevoit aussi bien des moines tibétains (cymbales et gongs) que des ragas indiens (tablas divers). Les plaintes finissent en geignements articulées de manière obsessionnelle, sur une seule et unique note, comme pour nous bercer. Afin de contrecarrer le processus hypnotique, Lopez nous sauve du piège par des sonorités opposées : les portes « jeunes » vont geindre de manière agressive pour l’oreille ; il rend ses sonorités basses lourdes, rondes, vrombissantes ou rugissantes.

Las de la pâleur des notes, il délivre quelques clins d’oeil à des thèmes connus et fait chanter sa batterie et ses instruments (« Ninos del Agua »). Les portes « anciennes », quant à elles, ont le cœur qui gronde, la voix épaisse et rauque ; Lopez fait claquer et siffler ses cymbales et ses peaux, en rythme ou en discours. Puis, finalement dominé par l’hypnose, il cède aux tourneries des portes. Les « petites » portes (de placard ?) se réveillent et apportent leur propre message en se préservant d’être trop bruyantes, de peur de réveiller la batterie. Voilà un CD remarquable par l’imagination, la mise en place et les surprises qu’il renferme. Venue d’un autre monde, cette musique touche pourvu qu’on tente l’expérience. L’intelligence sonore, la texture des claquements et la diversité en font une œuvre que l’on redécouvre en la réécoutant et ne peut laisser indifférent. Jubilatoire !

Ramon Lopez quartetSongs of the Civil Spanish War
Leo Records LR 299
Daunik LAZRO – as, baritone sax
Thierry MADIOT – tb
Paul ROGERS – b
Beñat ACHIARY – voc on 1, 5, 9
Ramon LOPEZ – dr

Sans naïveté, Lopez nous propose une réinterprétation des chansons de la guerre civile espagnole. La majorité d’entre elles ont été écrites au XIXè siècle (« Els Segadors », « La Santa Espina » ou « El himno de riego, » déjà chanté en 1820). Toujours présentes dans la mémoire espagnole, on les connait presque toutes et on les redécouvre réarrangées par le batteur. Pas trace ici de ce côté magistral, pesant, inhérent aux « musiques militaires » ; Lopez les désacralise et en propose des versions délurées et un brin goguenardes. Étonnamment, elles n’en perdent pas pour autant leur gravité. La dimension militaire est même réinventée : sonorités à peine déchirées qui évoquent cris, paniques et faits d’armes. Certains soubresauts denses dans les improvisations au niveau de la dynamique de groupe font penser aux batailles gagnées au prix de l’épuisement du soldat (« La Santa Espina »). Des moments de tristesse, férocement émouvants aussi (« El Turururu », « El Quinto Regimiento »), sont évoqués par la clarinette sur « Els Segadors ».

La dualité contrebasse/batterie interpelle tut particulièrement. Les évocations rythmiques qui en naissent sont très évocatrices. Les deux instruments créent des atmosphères martiales ou l’on imagine la troupes s’encourageant à grand cris avant l’affrontement. La trompette tantôt militaire tantôt plaintive, est soutenue par les autres instruments avec emphase et dignité, et par Beñat Achiary, et sa voix de cantador d’opéra, qui peut aussi bien cacher sa peur ou dire sa joie non dissimulée et dans tous les cas vibre et transpire, chargée d’une solennité toute ibérique. Parfois surprenants, voire téméraires, les instruments s’expriment par couches successives en formant l’espace d’un instant des duos qui se répondent et que l’on écoute avec passion, tel le soldat surveillant la bataille du haut d’une colline.

Christine Wodrascka & Ramon LopezAu portes du matin
Leo Records 318
Christine WODRASCKA – p
Ramon LOPEZ – dr

Effervescence... C’est le premier mot qui vient à l’esprit à l’écoute de cet opus créatif, en recherche de textures dans les frottements et les claquements, le piano de Wodrascka étant très percussif au contact de Lopez. Bruitiste, la musique proposée n’en est pas moins mélodieuse, et reste intense et tendue tout le long de l’œuvre, avec des montées en tension quasi-volcaniques, soutenues, qu’entretient une clarté de jeu surprenante. Les clusters appuyés et jaillissements du piano, pleins de vivacité, lui donnent un côté à la fois lyrique, timide voire colérique. Les deux se croisent, se répondent ou prennent le relais, toujours en harmonie. Visiblement, Wodrascka affectionne les sonorités percussives. Lopez lui donne tout le loisir de s’exprimer dans ce domaine.

C’est lors d’un concert qu’il a pu apprécier cet aspect du jeu de la pianiste. Cet enregistrement live aux Instants Chavirés de Montreuil montre à quel point les deux musiciens se complètent. Lopez travaille les sonorités sèches de ses peaux et cymbales alors que Wordrascka déroule son clavier, frotte ses cordes ou use d’éléments de cuisine (« L’heure de la danse », « Ils jouent ») pour tirer du piano des sonorités inhabituelles. Le résultat est une musique emphatique ou puissante, pleine d’entrain et de mouvement. Ces deux « percussionnistes » s’attirent et se repoussent, s’écoutent pour se suivre ou amener l’autre sur son terrain (« La nuit, un démon »). Une collaboration intuitive, florissante et envoûtante.

Ramon Lopez - Duets 2 Rashan Roland Kirk Leo Records LR 356
Emmanuel BEX – orgue Hammond B3
Joëlle LEANDRE – cb, voc
Thierry MADIOT – tb
Chim NWABUEZE – voc, musical saw
Beñat ACHIARY – voc
Harry BECKETT – tp
Andreo NEWMANN – frame and electronics
Majid BEKKAS - voc, guembri
Ramon LOPEZ – dr

Série de neuf duos basés sur des thèmes de Roland Kirk.
Comme l’annonce Orkhestra, distributeur de Leo Records en France, superbe idée qu’a eue là Ramon Lopez que de réunir neuf musiciens pour rendre hommage en duo à Roland Kirk. Ici encore Ramon Lopez surprend, autant que sur ses Songs of the Civil Spanish War. S’il est parfois délicat de reconnaitre certaines compositions (« Slippery, Hippery, Flippery »), on retrouve l’esprit « bazar organisé », ludique et cocasse du poly-intrumentiste Kirk — en plus abstrait, avec une sensation joyeuse communiquée par ceux qui la jouent. Pour ce disque, ces comparses se nomment Joëlle Léandre (cb), Emmanuel Bex (B3), Noël Akchoté (g), Beñat Achiary (voc), Thierry Madiot (tb). Que serait la musique de Kirk sans son attirail complexe de sifflets, de folie, de joie et d’ironie doublée de culot ?

On démarre donc sur un « What They Don’t Know » plein d’humour (on pense à Albert Marcoeur), avec la trompette trafiquée, amusée et facétieuse de Harry Beckett. Tout cela confère une douceur nouvelle à la pièce en question. « Now Please Don’t You Cry Beautiful Edith », avec Emmanuel Bex à l’orgue Hammond, est l’un des hommages les plus réussis du disque par sa sensualité à fleur de peau, tout en tension et en moments de calme alternés. Qu’on ne dise plus que Lopez est envahissant, que ses baguettes prennent trop de place ! La preuve de sa subtilité réside dans « Clickety Clock » et « « Rip, Rap and Panic », où on le sent à l’écoute et discret, mais prêt à bondir si nécessaire.

Lopez / Fonda /AngeliniSilent Cascade
Konnex KCD 5170
Bruno ANGELINI – p
Joe FONDA – cb
Ramon LOPEZ – dr

Commençons par le commencement : quel disque fantastique ! Angelini est omniprésent, donne vie aux mélodies et semble attendre de Lopez qu’il joue le rôle de leader. Ce dernier soude et dessoude son trio. « Silent Cascade » est une ballade menée par Angelini et Fonda mais que fait respirer Lopez. Par pointes percussives, il fait battre le cœur du morceau ou l’atténue par une complicité quasi télépathique avec le pianiste. Fonda et Angelini dialoguent pour de vrai, l’art du trio est ici redéfini. Sur « Soplo », la batterie est un arbre à sens : Lopez est le vent qui agite cet arbre, sa sève. Clochettes, cymbales, gong et diverses percussions en sont les racines profondes. Lopez répond admirablement aux assauts sonores d’Angelini qui fait preuve d’une imagination et d’une précision rythmique indiscutables pour un morceau au flux tendu, renversant et mouvant. « Dense Crowd » illustre la complémentarité des membres du trio par « cotonnades » rythmiques et sonores, un torrent de notes et d’idées — cascades d’aigus, filets de médiums à l’étouffée, « céramiques » frappées, cymbales et balais à peine effleurés et basse sourde unifiant le trio. Angelini est étonnant dans l’improvisation, Lopez dans l’à-propos sur ce morceau à l’âme délicate. « Corazon » est un duo Lopez/Fonda aux tablas et balais pour un raga décoré par Angelini, qui développe sur le fil une mélodie qui en dit long sur son intelligence et sa spontanéité mélodiques. Il ajoute des onomatopées, son chant de pianiste... Purement transcendant, dansant et sensuel, voire animal. On a là un trio très robuste et d’une grande générosité.

Ramon Lopez Flowers TrioFlowers Of Peace
Leo Records LR 438
Sophia DOMANCICH – p
Joëlle LEANDRE – cb
Ramon LOPEZ – dr

Ces trois musiciens sont aussi loquaces et imaginatifs les uns que les autres. Particulièrement rigoureux, déterminés et inventifs dans ce contexte réunissant des maîtres de l’improvisation, chacun doit trouver sa place, s’exprimer avec les éléments de travail proposés par les autres. Joëlle Léandre et Sophia Domancich se soutiennent mutuellement. Comme si elle avait perçu la difficulté de la tâche ou cherchait à transcender le moment, on trouve ici la contrebassiste omniprésente, très en avant, souvent à l’archet. Rarement rythmique, la contrebasse agit un peu comme un accélérateur, un catalyseur dans la tournerie du groupe. De loin, elle projette son idée tel un schéma directeur. Elle laisse le soin à Domancich de répéter des figures mélodiques et rythmiques en variant sur le thème et donne ainsi un autre corps de travail au groupe. On le sent en particulier sur le duo der « Pissenlit ». Appuyée par une note répétée à l’infni au piano, Léandre, encore une fois magistrale et inspirée, fournit une participation mi-accompagnement, mi-chorus — impeccable et imaginatif — sur « Aparajita », pièce à multiples dimensions. Son apothéose, elle l’atteint peut être sur « Tres Nopales » par son jeu rythmique rond, grave et obstiné à l’archet. Elle termine même, avec « Chèvrefeuille », par un chorus très émouvant... Sur « Aparajita » et « Tres Nopales », toujours lumineux et explosif aux percussions, Lopez brille comme un astre ; son jeu de batterie solennel, alors qu’il est aigu et mélodieux aux percussions, nous assène un coup de bambou. Il collabore intensément (« Aparajita ») avec Sophia Domancich, qui lance des coups de semonce vers une contrebasse qui vit en « stand-alone » et prend le rythme à sa charge. Elle donne la direction à Lopez, qui répond par à-coups, dans un premier temps, puis trouve sa place et endosse à son tour la position de leader par des ostinatos aux percussions.

Sur « Japanese Flower », Domancich use de motifs répétés dans les aigus et les médiums pour asseoir le sens rythmique et c’est dans une pluie d’aigus que son art éclate. Poésie, terreur, tension, tristesse et colère. Sur presque tout le disque on retrouve ce procédé. Elle joue proche du batteur qui tantôt la suit, tantôt la relance. Harmoniquement collée à la contrebasse et à l’archet, elle propose des chemins à Léandre ou enrichit ceux que diffuse cette dernière. Ici aussi on découvre un trio imaginatif et soudé. La musicalité, partagée par tous mais fortement dominée par la pianiste, est totale. Après plusieurs écoutes, on est toujours au stade de la découverte. Encore une réussite !

Agusti Fernandez / Barry Guy / Ramon Lopez - Aurora - Maya Recordings
Agusti Fernandez – p
Barry Guy – b
Ramon Lopez – dr

C’est le troisième opus que Ramon Lopez signe avec trois trios identiques dans leur structure (piano, contrebasse, batterie) mais des compositions différentes. On peut aussi dégager une relation particulière du musicien avec le piano (Christine Wodrascka) ou les pianistes. Il est évident que Lopez ne cherche pas à explorer, pour le moment, tous les types de formation. Il se concentre plutôt sur le choix des musiciens lâchés dans un même contexte. Des musiciens qu’ils combinent à sa sauce en espérant que le résultat sera à la hauteur de son projet. Et il ne se trompe pas. Chaque formation donne une âme à sa musique, et un univers : homogène, sincère et créatif.

Pour ce troisième opus d’un trio piano/contrebasse/Ramon Lopez (remplissez les cases et faites vous même votre line-up. Envoyez vos propositions à la rédaction...), nous sommes surpris, une fois encore, par la beauté de la musique . Après une entrée en matière conventionnelle avec « Can Ram », le piano de Fernandez imprègne de poésie tout le disque. C’est surtout son propre univers qu’il évoque, et signe ici de huit compositions sur neuf (Barry Guy est l’auteur d’« Intruse »). Cet univers envoûtant pour l’auditeur l’est aussi pour Lopez et Guy. Ceux-ci se laissent prendre par la magie du piano vacillant. Sur « Don Miquel », composition hispanisante, Guy se laisse aller au baroque à l’archet : une bouleversante entrée en matière. Paisibles, la ballade jazz « Please, Let Me Sleep » et le désenchanté « Odyssey », à la mélodie habilement dissonante, nous font découvrir deux aspects très différents du disque. Mais si la forme varie, on est toujours dans le registre poétique.

Lopez, quant à lui, est d’une magnifique retenue ; et les claquements de ses baguettes scintillent comme des milliers de petites étoiles. Une fois encore, et de manière très évocatricei, Lopez est un batteur tonal (« David M. », « Aurora 1 », « Aurora 2 »). En particulier sur « Don Miquel » où son jeu léger aux percussions donne des intonations indianisantes. Sur toutes ces pièces, si sa discrétion est appréciée, il n’oublie pas de colorer, mettre en relief et déployer les sonorités qui font voyager ou interpellent et enrichissent la beauté de l’instant. Une poésie à la fois douce et forte, avec une « Rosalia » doucement galopante et inattendue où Lopez fait courir en orfèvre, le piano et une contrebasse qui miaule.

Ce qui ressort de cet opus est la relation fusionnelle qui lie les membres du trio. Trop souvent les habituelles réponses entre instruments satisfont l’oreille de l’auditeur, mais cette musique-ci dépasse largement ce type de performance. La compréhension de la musique de Fernandez par Guy et Lopez est complète et, intuitivement, ils l’enrichissent et la magnifient de leur talent. Aurora est un CD qui peut s’écouter à tous moments, dans tous les contextes : intelligence, poésie, beauté, subtilité, tendresse et émotion... A la fois, proche et distant de l’avant-garde, il est à déguster pour le seul talent de ces musiciens. Impératif !