Entretien

Ramon Lopez

Paris, janvier-février 2008 : six mois sans Max Roach.

- Depuis quelques mois, on entre sur ton site par une page d’hommage à Max Roach qui nous dirige vers des vidéos sur le site drummerworld. Tu ne fais pas ça chaque fois qu’un grand musicien disparaît : c’est un peu plus qu’une simple admiration d’un musicien à un autre ?

  • Oui, avec Max c’est une longue histoire. La moindre des choses, quand j’ai appris sa disparition, c’était de lui rendre cet hommage et, s’il y avait des gens qui venaient faire un tour sur mon site, de les envoyer à la bonne adresse pour écouter et voir . Sur ce site-là il y avait de très belles vidéos, je me suis dit que c’était une façon de faire découvrir ça. C’était important de le faire : je le suis et je l’aime depuis toujours.

- Ça remonte à tes débuts à la batterie ?

  • Oui… Comme je suis autodidacte, je n’ai pas eu tout de suite accès au jazz, mais dès la première fois que j’en ai entendu, j’ai été fasciné par ce qu’on pouvait faire sur une batterie. Max Roach est un des premiers que j’ai écoutés ; depuis il m’a accompagné dans toutes ses périodes… et il y en a eu beaucoup ! Il a toujours pu avoir sa voix au milieu de tout ce qu’il faisait. C’est, pour moi, un peu le but de ce qu’on fait en art : pouvoir être soi-même en faisant des choses différentes et en sentant… je m’exprime pas bien mais…

- Dans une interview Max Roach disait que l’important en jazz, c’était de faire entendre sa propre voix, c’est à peu près ce que tu veux dire ?

  • C’est EXACTEMENT ce que je voulais dire ! Eh bien s’il le disait lui-même… ça, tu le gardes dans l’article !

- Bien sûr ! (rires) on va mettre une note en bas de page… [i]

R. Lopez © H. Collon/Vues sur Scènes
  • Les disques, c’était difficile à trouver quand j’ai commencé en Espagne. Là, j’ai tapé Max Roach sur un moteur de recherche et maintenant on peut aller voir ses solos, mais à l’époque c’était pas ça du tout ! Ça nous faisait travailler d’une autre façon, essayer de découvrir, de tendre l’oreille, d’approfondir les choses peut-être : un disque, on l’usait littéralement, on effaçait les sillons avant de passer à autre chose.

Et puis, en 1980, je suis allé au Festival de jazz de Madrid. Au programme, un concert extraordinaire : en première partie, Max Roach avec M’Boom, puis l’Art Ensemble of Chicago. Il y a eu un problème, ni les musiciens ni le matériel n’étaient arrivés, Max s’est retrouvé tout seul ; alors il a fait la première partie en solo. C’est là que je l’ai vu jouer pour la première fois. Je n’avais jamais reçu son son comme ça, directement. Là, ça a été décisif. J’étais imprégné de ça, je pensais à ça… Après, régulièrement je l’ai vu jouer en solo. A Paris dans les années 80… début 90… Un jour je suis allé jouer au festival de la Havane avec Chano Dominguez et au programme y avait Jack DeJohnette, et Max Roach en solo – encore ! Là, je l’ai vu, en coulisses, qui regardait jouer DeJohnette. Je n’ai pas pu m’empêcher de m’approcher de lui et de lui dire combien tout ce qu’il avait fait était important pour moi, pour la musique. Je lui ai pris les mains, j’avais l’impression d’être avec un grand-père dont mon père m’aurait parlé et que je n’aurais jamais rencontré. Je le lui ai dit, il était très touché. Après, il est sorti faire son solo, les gens l’ont accueilli par une ovation extraordinaire. Et pendant son concert, je l’ai vu qui me regardait en coulisses, du coin de l’œil, ça me transperçait. Quel batteur, au XXème siècle, ne doit rien à Max Roach ?

- Dans ta pratique du solo, il y a l’écho de ces concerts-là ?

  • Oui, l’écho par le son, l’attitude, bien sûr, la technique, le
    sens… Après le concert de Madrid j’ai attendu 20 ans pour faire mon premier solo, en 97, et 30 ans pour de jouer au Festival de jazz de Madrid (cette année). Les choses se font quand elles doivent se faire, il faut prendre le temps nécessaire.

Quelqu’un comme Max Roach c’est un Everest, ce sont des gens qui illuminent toute une vie : être au pied de la montagne, c’est déjà un cadeau du ciel. Quand j’ai fait mes propres solos, je n’ai pas cherché à imiter ses phrases, non, c’est l’esprit qui m’a marqué. Je n’ai pas cherché à copier. Après Max Roach j’ai écouté d’autres batteurs. J’ai vraiment beaucoup aimé Tony Williams qui est d’une autre génération - je pense que Max Roach devrait être une référence pour lui aussi, même s’il a fait tout à fait autre chose : je sens le même esprit, la filiation. J’ai plus appris de Tony, avec le quintette de Miles, que de Max Roach, mais avec le temps j’ai vu qu’il y avait un lien, c’est sûr [1].

- Qu’est-ce que Max Roach a apporté de décisif à la musique ?

  • Il avait une endurance folle, il était très rapide ! Le caractère mélodique me touche beaucoup : à la fois sa façon de jouer avec la mélodie, et dans les solos, le sens mélodique : tous ces chants sur les fûts, tous ces espaces et ces vertiges qui génèrent la mélodie à la percussion. C’est lui qui a apporté ça. Beaucoup de gens le font à leur façon maintenant, c’est devenu une richesse incroyable pour notre instrument.

- Max Roach insistait beaucoup sur le fait que la batterie n’avait pas à être un instrument subalterne…

  • C’est énorme : il faut voir le contexte de tout ça. Dans les concerts, la batterie était toujours derrière, y compris concrètement. Il était rare d’avoir un groupe avec un batteur leader. Tout ça, ce n’est pas un but en soi, mais ça a aussi donné des idées à plein de musiciens qui ont suivi, et à des gens de sa génération aussi.

- On dit souvent que Max Roach a toujours eu un temps d’avance sur les musiciens de son époque. Pourtant, il n’a pas été parmi les premiers à entrer dans la démarche free jazz, et ses duos avec Anthony Braxton et Cecil Taylor se sont faits tardivement, dans les années 70. Comment expliquer cela ?

  • Eh bien chacun a un chemin à faire, voilà… Je pense qu’il a toujours été en avance et qu’il jouait très free, même au début. Les choses bop et tout ça, les solos… si ça ce n’est pas libre, alors dis-moi ce que c’est ! Mais en ce qui concerne le mouvement free… c’est Max, quoi, il n’y a pas de parcours obligé pour les musiciens, chacun son chemin. Prends un grand maître du tabla, un grand guitariste flamenco : ils vont tellement loin dans l’instrument, dans un contexte musical qui fonctionne d’une certaine façon, que tu ne peux pas les sortir de ça et dire « maintenant on fait du free ». Je reviens à Max : il a tellement approfondi ça, il a joué d’une façon tellement indépendante, mélodiquement.. Il y a une logique : tu vas creuser tellement loin, une fois que tu es au fond tu ne peux pas dire « on va faire l’inverse », c’est impossible. Après, avec Anthony Braxton, avec Cecil Taylor ça me touche beaucoup ; quand je voyais Max croiser le fer avec ces messieurs, je me disais : « Quel son ! quel son ! »
R. Lopez © H. Collon/Vues sur Scènes

- Justement, ce son, qu’est-ce qu’il a de particulier ?

  • Le son ? C’est l’infini, le son : il est fait d’un sens, d’une énergie, d’un mouvement, d’un souffle, d’un contexte… c’est un ensemble de choses indéfinissables par rapport aux musiciens qui l’entourent, au moment où il est… Pourquoi on reconnaît la voix d’une personne ? Quelqu’un parle dans ton dos et tu reconnais sa voix, son souffle, même si tu ne l’as pas vu depuis des années ; c’est fait de quoi ? De souvenirs, du moment précis où tu t’es trouvé à un endroit donné. En musique, sur un tambour, c’est fait de (rires) tous ces esprits qui sont dans le tambour et qui sortent quand tu frappes dessus… Le son de Max Roach, je l’entends quand la batterie est sur scène avant qu’il y entre, sans qu’il joue. Il est déjà là, il est dans l’espace, il va y être.

- Une particularité de Max Roach : cette présentation, j’allais dire BCBG, et une impression d’aisance…

  • Une facilité extraordinaire ; il jouait des choses incroyables comme tu ferais deux croches. Je pense que cette apparence, que je trouve très belle, était aussi liée à sa volonté de démontrer la classe des Blacks, la fierté, la dignité. Il devait se sentir bien, il était beau et ce n’est peut-être pas anodin, de se présenter avec cette force et cette aisance.

(Une vidéo sur l’écran de l’ordinateur) Tu vois, il joue des fast tempos avec une souplesse extraordinaire, vraiment c’est chaud ce qui se passe à la main gauche, ça mouline ! Aucun effort de volonté : il joue comme ça parce qu’il est en train de se chanter ce qui se passe dans le jeu du soliste, le morceau, et, très naturellement, de le vivre. Tu vois, dans ce cas-là ça joue tout seul, presque. Cette sensation-là, on devrait tous la rechercher. Au moment où tu joues, tu n’es rien, même pas la volonté de te dire « Qu’est-ce que je vais être ? » : là, tu n’es déjà pas dans le coup ! C’est sans doute de là que vient cette aisance, voir que tous ces musiciens sont là, en train de respirer cette même énergie.

- On a beaucoup décrit Max Roach comme « un intellectuel qui jouait de la batterie » … [i]

  • Mais non pas du tout : attends, c’est le gars qui joue du tambour, là, il se défonce ! Intellectuel, ça veut dire quoi ? Si c’est juste réfléchir, chercher de belles choses, de belles mélodies, avoir une indépendance complète, c’est pas intellectuel, c’est juste que tu es un artiste, tu cherches ton langage. Il y a une recherche sur les formes qui nous emmène ailleurs, nous enrichit, ouvre d’autres portes. Si ça c’est intellectuel, bon ben… Mais je pense que c’était profondément un… comme un vieux gars qui tape sur ses tambours au fin fond de l’Afrique, c’est la même chose mais il a trouvé sa façon à lui. Après, si ses réflexions ont enrichi son jeu, merci encore !

- Vers la fin de sa carrière Max Roach s’est beaucoup consacré au duo. Le duo est une chose que tu pratiques aussi beaucoup. Qu’est ce qu’il y a de spécial dans cette formation-là ?

  • Le duo ? Les attentes, les échanges sont multipliés par un milliard. Ça tire de toi des choses complètement inattendues, parce que tu dois être dans une vraie situation d’improvisation, de non-volonté. Et quand il y a les deux non-volontés, ça génère un espace vertigineux : tu n’attends plus rien mais y a des choses qui se passent, ça joue. Et tu dois garder une attention toute particulière au déroulement du concert, en même temps que tu avances tu as l’image de tout ce qui se passe. Un moment de communication très intense. Beaucoup plus que le trio. Dans les trios, il y a une autre façon de faire circuler l’espace…

- L’impression qu’on a, en tant que spectateur/auditeur, c’est que dans les trios, le fonctionnement est plus social, moins intime…

  • Oui, c’est ça que je ressens aussi. On peut pourtant avoir un trio où tout le monde va au charbon… mais c’est quand même autre chose. Pas une question de forme, ce n’est pas que dans le trio, il y a la basse qui fait la basse, la batterie qui fait la batterie et Keith Jarrett en plus (rires) Non, ça c’est encore autre chose : ils ont trouvé un truc merveilleux, ils sont géniaux, c’est pas ça, mais… dans le duo, il y a un lien humain qui se crée, un lien d’amitié : on peut être fasciné par le son de quelqu’un et par la relation, et en tant qu’improvisateur on peut très vite passer à l’acte.

- Avec Anthony Braxton, on a vraiment l’impression que les deux se sont poussés mutuellement dans leurs derniers retranchements…

  • C’est une merveille, c’est fragile aussi, c’est génial… Il faudra qu’on parle de Money Jungle, ce disque m’a tellement marqué : Duke Ellington, Mingus et Max. C’est le bordel, et en même temps, c’est tellement plein de vie et de sons, c’est impressionnant ! C’est le disque qui te donne envie de faire de la musique, de sacrifier toute ta vie et d’y aller, quoi

- Parlons-en donc ! (Le CD passe sur la chaîne, le micro est ouvert. Ramon Lopez commente au fil de l’écoute, tout sauf linéaire.)

  • C’est un « all stars » et ce n’est pas un « all stars ». Tu prends ces trois musiciens énormes, tu les mets ensemble dans un studio et ils ne jouent pas les vedettes, ils sont là pour faire de la musique. Chacun fait des choses impressionnantes, là ils se retrouvent à jouer un répertoire très simple, très lisible, des choses très profondes.

« A little Max » (alternate take)
Ah, les balais sur ce morceau. Les balais, c’est un instrument à part entière, c’est pas seulement pour jouer plus doucement ! C’est une caresse sur la batterie. C’est comme à la contrebasse selon que tu joues à l’archet ou en pizz, c’est un autre instrument. Ça donne de l’air.

R. Lopez © H. Collon/Vues sur Scènes

« Fleurette africaine »
Ça c’est un morceau, on devrait dire aux batteurs « vous commencerez à jouer des mailloches quand vous l’aurez écouté 5 000 fois ». C’est spécial, les mailloches, c’est assez plaisant à jouer : ça rebondit, comme elles ont moins de définition que les baguettes tu peux faire des choses, des dessins assez tarabiscotés, ça passe mieux. Mais je ne parle pas de virtuosité. Là, Max joue la mélodie en contre-temps après, plusieurs fois, puis il enveloppe ça d’une petite mélodie, too dee doo dee doo, une sorte d’arrangement. Il joue le thème, mais décalé. (Un peu plus loin) Là quand il y a une trouvaille dans les résonances, dans les notes de la basse il reste un peu… légèrement pour faire vibrer ses fûts, tout en nuances, tout dans la forme.

« Rem blues »
C’est drôle, j’ai énormément travaillé avec ce disque et maintenant c’est mon fils qui joue dessus. C’est une merveille d’écouter ces basses quand tu es assis à la batterie, même si tu fais juste le tempo, ça joue tout seul.

« Wig Wise »
Ce medium up, c’est impressionnant, il y a une force incroyable. « Vérité », ce serait un gros mot : la vérité, dans l’art… Mais quand même. Le jazz comme ça, medium up, aujourd’hui je regrette mais je ne peux écouter personne. Mais eux : regarde ce son de charley. C’est un morceau complètement… disons « straight », et il te met dans un état d’émotion ultime, quand même. Comment on fait ça dans ce cadre ? On avance ? On avance.

« Switch Blade »
Et ce son. Regarde, tu fais ça (il revient au début du morceau, rejoue la première mesure et met en pause), ça ne peut être que Mingus. Sur la planète entière ! Il y a à peu près 326 522 contrebasses dans le monde et il y a UN gars qui a ce son-là. C’est même pas une préoccupation : lui, il joue de la basse, il s’en fout d’avoir sa voix, il l’a.

- Et si c’était justement ça : on trouve sa voix quand on ne se préoccupe plus de l’avoir ou pas ?

  • C’est ça : quand tu penses ça, c’est le début d’un tout nouveau truc. En fait, pour ne plus te préoccuper de ça en tant qu’instrumentiste, il faut UN PEU de temps… mais c’est une charnière vitale. Mingus, lui, il a pris la basse et ça sonnait comme Mingus.

« Caravan »
Putain, le son de Max Roach, c’est grave ! Les petits toms comme ils sonnent, c’est monstrueux !

« Money Jungle »
C’est drôle, dans ce morceau il y a une tension particulière. Ils sont un peu chacun de son côté mais c’est extraordinaire d’entendre à quel point ça génère une musique commune. Tu vois, la place de Mingus est toujours en tension. Max joue un motif assez cyclique, sur 4 mesures, il est dans une autre dynamique et Ellington avance plus. Et quand tu l’écoutes, c’est énorme… « Money Jungle », le titre n’est pas innocent…

par Diane Gastellu // Publié le 28 avril 2008
P.-S. :


Février 2008. La page d’hommage à Max Roach n’est plus sur le site de Ramon Lopez. Mais le 21 février, au Triton, Ramon Lopez ouvrait son « Dodécadanse » par une longue citation de « For Big Sid », composition de Roach saluant un autre « grand ancien », Big Sid Catlett. L’histoire continue.

Merci à la médiathèque jazz de Villefranche de Rouergue et à son responsable Daniel Alogues pour sa contribution à cet article.

[i« L’originalité, c’est le mot clé de cette musique. Votre seul concurrent, c’est vous-même. C’est pourquoi Miles Davis, Dizzy Gillespie, Roy Eldridge, Hot Lips Page et tous les autres ont des sons différents. C’est ça l’important, exactement le contraire de la musique classique. Vous vous faites connaître par un son personnel. (…) Dans l’univers de la musique improvisée, il ne faut pas avoir honte de parler avec sa propre voix ». Propos recueillis par Philippe Carles, traduits par Christian Gauffre, Jazz Magazine, mai 1999.

[1En tout cas, Max Roach l’estimait hautement, comme le prouve cette confidence faite au musicien chinois Jon Jang à la mort de Tony Williams, mal soigné après une opération de routine : « Ce pays et son système se foutent de savoir qui est Tony Williams et ce qu’il a fait. Ce n’était pas seulement un batteur. C’était un grand artiste, un génie. » Cité par Jon Jang

[i“Max Roach was an intellectual — the best kind of intellectual. He was constantly pushing against the boundaries of what was expected of him as a drummer, as a jazz musician, as an African-American artist.” Darcy James Argue
“To a greater degree than any drummer before him, Roach was an incessantly logical thinker whose drum solos and time-keeping had a decidedly intellectual edge.” Ken Micallef
“Comment ne pas percevoir l’unité profonde du langage et de la pratique résumée par le mot analyse (…) Lorsqu’il joue, Max Roach accomplit véritablement un travail d’analyse sur le problème fondamental du temps dans le développement rythmique…" Joel Pailhé, Jazz Hot n°383.