Tony Malaby/Angelica Sanchez/Tom Rainey
Un jazz hors du temps… pour un voyage hors des sentiers battus
Un trio qui sort des sentiers battus… Outre que la formule piano/saxophone/batterie n’est pas si courante, Malaby/Sanchez/Rainey déploient leur musique à travers une structuration déconcertante et sans égale.
Ce trio, qui se produit régulièrement au Club Barbès de Brooklyn, n’avait encore jamais joué en France. Pourtant, le programmateur du Duc des Lombards a pris le risque d’accueillir ces musiciens dont l’art est assez différents des habitudes du lieu. Il s’agit bien d’un risque car si Malaby et Rainey sont connus d’un public européen plutôt averti, c’est plus souvent comme accompagnateurs. Quant à Angelica Sanchez, on sait, outre-atlantique, à quel point elle peut être brillante quand elle accompagne son Malaby de mari. Une fois de plus, on ne peut que féliciter le Duc pour ce choix courageux et cette ouverture sur des musiques rares à Paris. Quoi qu’il en soit, le jeu de Malaby/Sanchez/Raines en vaut la chandelle…
- Tony Malaby © Valerie Trucchia
Impossible de définir une coloration globale pour ce concert tant la création musicale est ici dense et riche. On peut tout aussi bien écouter ces musiciens jouer ensemble, individuellement dans leurs échanges de duettistes. Très souvent, en effet, l’un d’entre eux s’efface pour laisser s’exprimer ses deux comparses en duo dans un contexte improvisé. Chacun apporte sa pierre à l’édifice, écoute l’autre, lui suggère des idées ou élargit son champ musical pour mettre en valeur son espace sonore. L’ensemble donne lieu à de magnifiques contrepoints et de jolies modulations.
Cette musique est un mélange précieux de free jazz blanc américain, avec tout ce que cela contient de froideur, d’expérimentation… du moins en apparence. Ce trio semble ne pas s’inspirer directement du blues mais puise dans sa force sensuelle, en particulier dans la pièce finale du troisième set, étrangement binaire mais exaltante !
Les morceaux se structurent autour d’un thème ou d’une coloration donnée par un des instruments. Ce peut être une atmosphère, une structure harmonique, un rythme, une humeur ou une sonorité. Leur exécution est plus ou moins longue ; tout dépend du développement requis. Par son style caractéristique, Tom Rainey est ici l’accompagnateur idéal du leader. Il est le pilier rythmique, bien sûr, mais aussi un fût sonore grâce à son jeu de toms aux sonorités claires. L’ampleur obtenue fait penser à une batterie-tambour au rythme naturel et brut. Son rôle est de faire monter la tension des morceaux via le tapis rythmique immuable assuré par sa main gauche, et la nappe de son évoquant une basse créée par sa main droite. Le tout rythmé par le cœur battant de la grosse caisse.
Surtout durant le deuxième set, Rainey joue des peaux sans toucher aux cymbales. Sa recherche sonore suscite une très forte concentration qui donne une assise aux riffs, lance et relance le saxophoniste. Il peut aussi oublier le rythme pur et réaliser des figures sonores « tactiles » sur ses tambours sans structure apparente. Ces figures rythmiques obstinantes nous trottent dans la tête et s’ancrent dans le développement du discours du saxophoniste. Alors, libéré de toutes contraintes et recherches rytmiques, Malaby laisse libre cours à son art : joyaux a-mélodiques, sonorités anguleuses, tessiture très étendue et textures variées.
- Tony Malaby © Valerie Trucchia
L’apport du piano est comparable, au niveau du volume, à celui de la batterie, et complètement désarticulé rythmiquement. La pianiste accompagne le sax ou le batteur en achevant leurs discours, et reprend les fragments de chorus qui persistent dans le décor musical sans jamais vraiment en être directement à l’origine. Elle suscite ainsi des relances et fait naître des idées. Angelica Sanchez joue peu, son style est économe et épuré. Son jeu d’accords, essentiel sur les temps forts, s’inspire profondément de la musique contemporaine du siècle dernier et s’accompagne toujours d’une anticipation [1]. Enfin, ses interventions ne cadrent pas dans le canevas classique du chorus : très présente dans l’instauration d’harmonies étranges et inspiratrices pour les deux musiciens, elle crée de nombreux décors, à la fois désarticulés dans la précision et générteurs d’inspiration, mais aussi très ronds et parfaitement dans le mouvement. Cette pianiste inconnue chez nous s’est réellement créé un univers propre.
Pénétré par l’intensité de sa musique, Malaby est pris d’une agitation générale de tous les membres : son tremblement général est discret mais chaotique. Son saxophone est quant à lui anguleux et abrupt, avec une certain raucité naturelle. Jamais terne, Malaby travaille perpétuellement sur le son, qu’il adapte à l’atmosphère des pièces : pour chacune il définit une palette de tessitures et c’est ce travail qui éveille l’émotion. Il est à l’origine d’une espèce de flux dense que musclent vigoureusement la pianiste et la batterie. Angelica Sanchez alimente d’ailleurs ce flux en idées harmoniques délicates et en accords déplacés dont Malaby ne manque pas de se nourrir.
Le résultat de ce travail collégial est une fusion musicale sans comparaison. Il semble évident que ce groupe s’est construit lors de nombreux concerts riches en partage. A croire qu’il règne parfois une certaine télépathie entre les musiciens.
Ce résumé descriptif ne donne qu’une idée abstraite de la musique du trio ; l’impression générale qui se dégage de cette musique a quelque chose de forcené et presque sans douleur. Les sensations sont si nombreuses que ce compte rendu ne suffirait pas à les évoquer toutes. Par sa densité et ses mélodies, elle évoque une poésie de l’étrange, de la surprise, de l’inquiétude. Les moments de forte intensité émotionnelle et musicale se produisent à la faveur des communions profondes entre les musiciens - ils s’agrippent à la musique qui les réunit. On devine que tous trois partagent une certaine spiritualité artistique.
Leur musique est peuplée de silences attentistes et interrogateurs qui font frissonner l’auditeur - impatient de ce qui va suivre, il l’imagine parfois. Suspense…
Mais c’est une transe où tout peut arriver dès lors qu’on se laisse emporter dans ce voyage sensoriel et flottant, à la fois surprenant, délicat et jouissif.