Entretien

Roberto Negro

Turin, Kinshasa, Paris et bientôt Kinshasa, Roberto Negro se sera beaucoup déplacé tout en approfondissant une approche de la musique qui s’est faite et poursuivie par l’instrument. Au travers de nombreux projets, groupes, compositions et arrangements, un portrait en questions et réponses d’un musicien qui prouve à chaque sortie des qualités remarquables.

- Votre entrée en musique, en « jazz » ? Par où, par qui, par quoi, à quel endroit ?

Autant que je puisse m’en souvenir, elle s’est faite par l’instrument. Ma mère m’a assis devant un piano à l’âge de six ans, se disant que c’était important que je reçoive une éducation musicale. Elle avait fait un peu de piano dans son enfance et se souvenait d’un seul fragment de morceau qu’elle avait appris à jouer. Je pense que, quelque part, elle a souhaité que je prenne en charge la suite de cette affaire. C’était à Kinshasa, Zaïre, vers la fin des années 80.

En 14 ans de Zaïre je n’ai appris ni un mot de lingala, ni écouté un seul disque de musiciens zaïrois

J’ai d’abord pris des cours avec un pianiste zaïrois qui m’appris les grands standards européens, la Méthode Rose, tout ça... l’euro-centrisme et les effets encore palpables d’une colonisation matérielle et culturelle. J’étais à Kinshasa et un musicien de Kinshasa m’enseignait du Mozart et du Beethoven. Il aurait été inimaginable qu’il m’enseigne quoi que ce soit lié à la culture pré-coloniale. Ce n’est pas ce qu’on attendait de lui. Ce n’est pas ce que les expatriés attendaient des gens là-bas. En 14 ans de Zaïre je n’ai appris ni un mot de lingala, ni écouté un seul disque de musiciens zaïrois de l’époque. C’est regrettable. Heureusement qu’il y avait la rue, la radio et les églises.

L’approche de l’enseignement et la magie de la transmission de ce monsieur : l’oralité et le mimétisme. J’ai appris à jouer le « Clair de Lune » ou la « Lettre à Elise » en mémorisant le mouvement de ses mains et de ses doigts sur le clavier. L’apprentissage de la lecture s’est fait au fur et à mesure. J’étais donc d’entrée de jeu dans la tentative, l’expression, le rapport à l’instrument, l’expérience physique du son. Je suis entré en musique par la musique. C’est ce qu’on s’obstine à ne pas faire dans nos conservatoires et c’est bien dommage. Je ne me souviens plus du nom de ce monsieur, je ne sais pas ce qu’il est devenu, mais j’en garde un souvenir d’autant plus fort qu’il est à l’origine de mes premiers pas sur scène. Et c’était bon ! Puis est venue Mme Gasco, ex-professeur du conservatoire de Milan qui m’a appris à lire, à écrire, à développer la technique digitale. J’ai commencé à faire des gammes, à me tenir bien, à progresser en solfège. Un pianiste sain dans un corps sain. Et enfin Mme Husic, concertiste croato-russo-hongroise qui m’a emmené dans le merveilleux monde de la musique du XX° siècle et la conscience du son que l’on produit, de la note et ses mille nuances.

A la maison il y avait très peu de disques, mes parents n’étaient pas ce qu’on peut appeler des mélomanes et la seule musique que j’écoutais ou entendais était l’euro-dance des fêtes adolescentes, la rumba de la rue, les chants d’église et les classiques que je jouais. J’ai découvert le jazz en arrivant en Europe à l’âge de 14 ans. L’idiome en lui-même ne m’intéressait pas plus que ça. Je ne savais pas ce que c’était que le jazz. Je voulais surtout improviser, inventer, m’affranchir et le mot jazz sonnait comme un synonyme de tout cela.

- Et ces déplacements entre Italie, Afrique, France ?

Ils sont relativement simples. J’ai grandi 14 ans à Kinshasa, en rentrant chaque été à Turin, ma ville natale, pour voir le reste de la famille. Puis je suis arrivé en France en 1995, vers Ferney-Voltaire, pas loin des Alpes franco-italiennes, car mes parents tenaient à ce que je termine ma scolarité en France. On ne pouvait plus passer son bac à Kin, les deux pillages de 1991 et 1993 avaient vidé la ville des blancs, des jaunes et des beiges. Arrivé en France, j’ai évidemment pris ma petite branlée climatico-spatio-temporelle mais l’humain est doté d’une bonne capacité d’adaptation. Puis passage à Grenoble, toujours pas loin des Alpes italiennes, et enfin Paris. Le 1er juin je retourne à Kinshasa, après 10 ans d’absence, pour travailler avec Valentin Ceccaldi sur un projet du festival Africolor. La boucle est bouclée !

- Et cette rencontre avec le Tricollectif ? Vous en êtes un membre important aujourd’hui : instrumentiste, compositeur, arrangeur. Rappelez-nous tout ça, s’il vous plaît.

La rencontre s’est faite par le biais d’Adrien Chennebault, il y 8 ans. On jouait en trio à l’époque. Quelque part le Tricollectif existait déjà. Ce n’était autre qu’une bande de potes d’Orléans, des amis de collège qui partageaient la même passion pour la musique. J’ai atterri dans la meute, et un ou deux ans plus tard toute cette belle ribambelle allait se souder autour d’un nom, le Tricollectif. Il y a comme une évidence de musique, de caractère, de personnalité, d’imagination qui relie les dix tricoteurs. On se voit aussi beaucoup en dehors de l’artistique et on interroge régulièrement ce qu’est censé être ce projet collectif. On échange énormément.

C’est une fougue de jeunesse, on va vieillir, se marier et procréer

- Parfois on se dit que vous (pas seulement vous, mais le « Trico » dans son ensemble) vous en faites beaucoup… À peine le temps de se faire à vos nouveaux projets, et hop, en voilà d’autres.

Le Trico a démarré fort, comme une mousson, un fleuve en crue. Il est habité par des artistes, musiciens et autres, hyper-actifs et obsédés par leur passion et leur métier, par l’envie d’inventer des choses, ensemble et avec d’autres artistes, bâtir des ponts, expérimenter dans plein de directions.

C’est une fougue de jeunesse, on va vieillir, se marier et procréer. Ne vous inquiétez pas, tout va se calmer, ou plutôt se canaliser, pour diluer les projets dans le temps afin d’obtenir un meilleur rapport like-event et rassurer ainsi la fan base des réseaux sociaux et la presse spécialisée, et dégager aussi le temps nécessaire pour élever nos enfants en renouant avec la tradition de l’amour parental, socle d’un environnement tonique, les pieds sur terre, la tête sur les épaules, l’œil dans le globe. Tout cela pour fonder les bases d’un micro-système en très, mais alors très très grande forme.

- Merci... Je perçois une certaine ironie dans le propos... Mais puisqu’on en parle, dites-nous un peu ce qui se profile à l’horizon... Un disque Métanuits  ? Un solo ? Du big band ? Et l’opéra, vous, un Italien ? Une autre collaboration avec un écrivain ?

Les Métanuits, duo avec Émile Parisien, fera l’objet d’une vidéo réalisée et mise en scène par Jean-Pascal Retel et Guillaume Cousin. Encore un beau gros projet ! Pour l’instant pas de disque à l’horizon mais une nouvelle création avec Emile et le Quatuor Béla, un programme autour des deux quatuors de Ligeti et d’une pièce de ma composition. La première aura lieu au festival Les Détours de Babel le 27 mars 2018, à Grenoble, puis au Triton au mois de mai.

Le prochain disque à sortir : DADADA – SAISON 3, avec Emile Parisien et Michele Rabbia, pour Label Bleu. Ce sera à l’automne 2017.
Puis viendra un solo, pour le label italien Cam Jazz et dont la création sur scène aura lieu à Jazzdor Strasbourg en novembre prochain. Danse de salon (duo avec Théo Ceccaldi) et La Scala continuent leur chemin, on enregistrera bientôt les nouveaux programmes.
Et puis ce projet que m’a proposé le festival Africolor, avec Valentin et des artistes de Kinshasa, qui verra le jour en décembre au Tarmac, Paris.