Chronique

Sergio Armaroli & Giancarlo Schiaffini

Deconstructing Monk in Africa

Sergio Armaroli (perc, objets, fx), Giancarlo Schiaffini (tb)

Label / Distribution : Dodicilune

Déconstruire Thelonious Monk est une activité qui demande beaucoup d’attention et de précision, beaucoup d’amour pour la musique du pianiste également. Il y a plusieurs façons de s’y prendre : en jouant ses standards comme on démonte une mécanique de précision pour la transformer et la confronter à son propre langage ; c’est Braxton ou Ran Blake, c’est Von Schlippenbach ou Lacy. Et puis il y a cette approche insolite d’immerger des citations de Monk dans une œuvre contemporaine, baignée d’intentions spectrales, comme pour transporter Thelonious dans une autre galaxie sans le transfigurer ou le perdre, comme une fragrance qui se rappelle à nous et infuse tout le reste, comme ce « Misterioso » joué à la façon d’une pluie fine d’automne par le balafon de Sergio Armaroli qui vient briser les incessants jeux de coulisses de Giancarlo Schiaffini. Ce n’est qu’un instant, un point de bifurcation, tout comme l’est l’usage de « Straight, No Chaser » au terme du premier quart d’heure d’une méthodique réflexion d’une heure à peine. C’est le trombone lesté de sourdine qui l’annonce, comme on se libère d’un mantra ou d’une obsession, au milieu des talking drums et de toutes sortes de percussions africaines.

On connait l’appétence des deux musiciens pour la musique contemporaine. Pour le label Dodicilune, qui accueille ce magique Deconstructing Monk in Africa, ils avaient déjà enregistré des hommages à Alvin Curan ou à Luc Ferrari. On pense souvent à ce dernier dans la lente progression du propos du duo, qui s’est inspiré de la musique traditionnelle africaine pour construire cette œuvre ; c’est notamment le cas au centre du morceau, alors que le trombone de désagrège dans une nappe d’électronique instable pour revenir plus incarné dans une vision de « Blue Monk ». Habituellement vibraphoniste, Armaroli s’est entouré de nombreux instruments originaires de Côte d’Ivoire qui s’immiscent comme autant de transverses dans les lignes sinusoïdales du trombone. Dans cette improvisation marquée par des étapes et des points de repères - les titres de Monk -, ce sont les caractères spécifiques aux traditions africaines (appel/réponse, usage mélodique des instruments rythmiques, polyrythmie, etc.) qui s’emparent de la musique du pianiste. Et même si les percussions à clavier peuvent suggérer le piano par instants, en dehors des schémas habituel.

Monk l’Africain, le parti pris était osé. Que les rhizomes africains soient indubitables, c’est l’evidence [1], mais ici, dans une collation de l’évitement et de la suggestion, cette hybridation ne semble appartenir à aucun monde, et partant de ce constat ne cherche qu’à en bâtir un nouveau. Le pari est réussi car il s’affranchit de tout décorum, voire de jeu référentiel à qui que ce soit. Certes, le trombone de Schiaffini peut jouer dans une esthétique très jazz lorsque le balafon s’élance dans « Something in Blue » comme une réminiscence, mais le duo est globalement dans un langage qu’ils ont fait leur, tout au bout de la déconstruction, dans les limbes gazeux qui caractérisent toujours leurs échanges, tel qu’on avait déjà pu l’entendre l’an passé avec Trigonos. Audacieux et iconoclaste, comme on aime.

par Franpi Barriaux // Publié le 2 mai 2021
P.-S. :

[1Sans accent, évidemment !