Chronique

Simon Goubert

Le Matin des ombres

Simon Goubert (dms, sound design).

Label / Distribution : PeeWee !

Couleurs de peaux est le titre d’un album de Simon Goubert paru il y a près de trente ans déjà sur le label Seventh Records. Sans doute pourrait-on sous-titrer ainsi ce qu’il n’est pas exagéré de considérer comme une aventure sonore avec ce nouveau disque proposé par un batteur dont la créativité semble ici à son zénith. Une aventure, oui. D’abord parce qu’il faut oser se présenter seul avec sa batterie pour proposer un enregistrement dont l’écoute pourrait se révéler ardue. Savoir faire chanter une batterie n’est pas donné à tout le monde, mais on sait que Simon Goubert est passé maître en la matière. Aventure encore parce que le propos de cet étonnant Matin des ombres est des plus singuliers, pour ne pas dire savant. On découvre là en effet un chapitre plutôt intrigant de l’histoire de ce musicien créateur aux facettes multiples, connu aussi bien par de multiples expériences en son nom qu’aux côtés de sa partenaire Sophia Domancich, qui assure la direction artistique de l’album. Souvenons-nous par exemple de Twofold Head dont nous avons souligné les beautés l’année dernière. Expériences encore au sein de diverses formations, parfois proches de la musique anglaise de l’École de Canterbury (ainsi Soft Bounds ou, toujours actuel, Echoes Of Henry Cow aux côtés du flûtiste Michel Edelin). Rappelons enfin que Simon Goubert est également pianiste et tient les claviers de Magma depuis trois ans, opérant ainsi un retour en force dans une équipe kobaïenne qu’il côtoie de près ou de loin depuis quarante ans maintenant et qui vient de faire paraître un réjouissant Kãrtëhl.

Ce voyage en solitaire est le résultat d’une longue histoire qu’on racontera en quelques lignes. Lorsqu’il était encore adolescent, Simon Goubert a découvert l’œuvre du pianiste et compositeur français d’origine russe Ivan Wyschnegradsky. Un musicien qui a cherché à rompre avec le système traditionnel des intervalles entre les notes de la gamme, pour explorer un espace où des intervalles de plus en plus resserrés pouvaient tendre vers une densité illimitée. Il a imaginé un univers sonore en micro-intervalles, inférieurs au demi-ton chromatique, en quarts de ton, puis en tiers, sixièmes et douzièmes de ton. Simon Goubert a pris le pari de transposer ce principe à deux batteries : sa Gretsch habituelle, mais aussi une Repercussion, un prototype élaboré par Thomas Antoine. Chacun des fûts est accordé au quart de ton, Simon Goubert pouvant ainsi faire chanter son instrument d’une manière quasiment inédite.

Ce qui constitue ce disque est le résultat d’un travail mûrement pensé, sans que jamais l’approche instinctive de la musique ne soit laissée de côté. Sa visée est tout autant orchestrale que tribale. La première partie du Matin des ombres est une longue suite en trois mouvements, tandis que le reste se compose de huit séquences plus brèves, mettant en œuvre Gretsch et/ou Repercussion.

Il y a beaucoup de mystère dans cette musique ombrageuse, envoûtante, très audacieuse aussi. Simon Goubert ose : aux commandes de sa batterie ainsi qu’au design sonore, il mêle ses improvisations à des séquences extraites d’œuvres de Wyschnegradsky qu’il met en répétition et transforme à la manière d’un sculpteur. C’est un véritable univers qui prend forme, aux confins du jazz et de la musique contemporaine. Il n’est pas exagéré de penser que ce monde musical a quelque chose d’inouï. La multiplication des timbres est source d’étonnement, la pulsion de Simon Goubert est celle d’un cœur en état d’éveil, le travail sur les textures sonores d’une inventivité peu commune. On se laisse très vite emporter dans un feu d’artifice de couleurs mates et d’éclats cuivrés (les cymbales sont ici de véritables sources de lumière). Les séquences plus courtes de la seconde partie du disque n’atténuent en rien cette impression de mystère qui fait qu’on reste comme en suspens, conquis par l’imagination d’un musicien qui n’a peut-être jamais parlé un langage aussi personnel.