Scènes

Le retour à Marly en douceur

Une évocation du 17e Marly Jazz Festival (9-12 sept 2021)


Sarah McKenzie © Serge Heimlich

Parler d’un festival n’est jamais chose aisée. Surtout en ces temps de pandémie, de retrouvailles repoussées d’un an ou plus, de calendriers bousculés et d’agendas parfois difficiles à concilier. Fort heureusement, les passions sont suffisamment fortes du côté de Marly (tout près de Metz) pour que l’édition 2021 de son rendez-vous avec le jazz ait pu être imaginée, organisée et… enfin proposée à un public qu’on aurait souhaité un peu plus nombreux.

Tout cela tient beaucoup à celui qui depuis plus de quinze ans a décidé de faire vivre un événement en quatre soirées où de belles têtes d’affiche ont eu l’occasion de se produire par le passé : Henri Texier, Avishai Cohen, Stefano Di Battista, Stanley Clarke, John Scofield, Ambrose Akinmusire, Miguel Zenon, Kenny Garrett, Renaud García-Fons, Vincent Peirani, les frères Moutin, Paolo Fresu, Michel Portal ou encore Gary Peacock, pour n’en citer que quelques-unes. Sans oublier la volonté de promouvoir les musiciens de la scène régionale, jusqu’à Nancy et même Saint-Dié. Patrice Winzenrieth, peu concerné par les vieilles rivalités Nancy-Metz, est un amoureux assumé de ces musiques dont il aime à penser qu’elles peuvent rassembler, avant tout parce qu’elles chantent et se présentent comme une invitation mélodique faite au plus grand nombre. Et c’est un peu à la manière d’un chef derrière ses fourneaux qu’il concocte ses propres recettes où se côtoient des ingrédients aux saveurs plus ou moins épicées. Il y a chez lui une forme de gourmandise souriante qui est la marque de fabrique de ce week-end étendu.

Quand on approche du NEC (entendez Nouvel Espace Culturel), on se dit qu’on entre tranquillement dans une sorte de famille qui ne dirait pas son nom. Le service d’ordre – passe sanitaire oblige – est du genre souriant et peu intrusif. Ici, on ne vous bouscule pas, on ne vous fouille pas en vous rudoyant comme si vous étiez un enfant désobéissant. On se contente de vous apposer un petit bracelet indéchirable, pour vous signifier que vous circulerez par la suite à votre aise. Et voilà, c’est aussi simple que ça. Un peu plus loin, de jeunes bénévoles vous suggèrent l’inscription à une tombola devenue passage obligé en ouverture de chaque soirée. Et, soit dit en passant, moment de franche rigolade parce que l’hôte des lieux ne confierait à personne le soin d’en assurer l’exécution, au risque de quelques ratés savoureux. Histoire de distribuer CD, T-shirts ou places de cinéma, sans oublier le gros lot du dimanche, cette année une guitare. Et de déclamer pour finir un poème maison dont il a le secret. Avant le début des concerts, des musiciens se produisent sur une scène extérieure, en provenance d’un big band local ou du Conservatoire de Metz. L’ambiance est bon enfant. Au bar, on vous accueille avec bienveillance lorsque vous n’avez pas compris qu’il s’agissait d’acheter d’abord des jetons avant de consommer. Sur les murs du grand hall, les photographes de Citizen jazz, Serge Heimlich et Jacky Joannès, sont en très bonne place : ils exposent leurs instantanés des années passées, en noir et blanc pour le premier, en couleurs pour le second. Patrice Winzenrieth, pourtant très affairé, prend le temps de venir à la rencontre des uns et des autres, un peu désappointé par ce qu’il suppose être une réticence à sortir de chez soi de la part d’un public trop clairsemé à son goût. Mais on sent chez lui cette volonté qui lui a permis de mener à bien l’édition 2021, exceptionnellement programmée en septembre au lieu du traditionnel week-end de Pentecôte. Tout devrait rentrer dans l’ordre dès l’année prochaine. Pas question de se laisser abattre !

Éric Legnini © Serge Heimlich

2021 ressemble sans doute, à quelques détails près, à ce qu’aurait dû être 2020 si ce fichu virus avait choisi de rester en Chine plutôt que de survoler les continents et d’affoler la sphère économique. Voici donc quelques souvenirs, dans un désordre volontairement entretenu. Les musiciennes sont en bonne place cette année : c’est d’abord Robin McKelle, venue présenter à la manière d’un show bien rodé – clins d’œil téléphonés au public inclus – son album Alterations. La chanteuse est entourée d’un trio à l’épreuve du groove comme seuls les Américains savent en fabriquer. Trois beaux bébés tout en muscles qui ne s’en laissent pas conter. La machine tourne très rond, impeccablement en place, pas follement originale c’est vrai mais sans la moindre faute de goût, armée d’une énergie qui fait du bien là où elle passe, reconnaissons-le. Quant à Sarah McKenzie, voilà une chanteuse pianiste australienne qui a su elle aussi trouver des compagnons aguerris : Pierre Boussaguet (contrebasse), Hugo Lippi (guitare), l’étonnant batteur hollandais Sebastiaan De Krom et le saxophoniste polonais Gabor Bolla. Entre compositions originales, évocations de Charles Trenet, bossa nova ou reprises de Dave Brubeck, on ne s’ennuie pas même si on ne grimpe pas au plafond. C’est un show très professionnel, bien sûr, mais les musiciens ne sont pas venus faire de la figuration, ils sont bien là, tout en swing, leur entente est à l’évidence parfaite. Idéal pour une soirée de fin d’été. On a envie, aussi, de souligner le chant très généreux de la musique jouée par Éric Legnini et son trio Six Strings Under (Thomas Bramerie à la contrebasse et Rocky Gresset à la guitare). Le pianiste est habité de mille mélodies, son jeu est d’une force mélodique peu commune, d’une grande fluidité. C’est un plaisir de le retrouver dans cette configuration épurée, où les cordes s’entrecroisent au fil d’un dialogue enjoué. Il ne s’agit pas d’endosser cette fois le costume du producteur avisé et de puiser avec le talent qu’on lui connaît dans les ressources offertes par la technologie, mais plutôt d’aller à l’essentiel. Ce que le Belge fait à merveille, offrant sans doute le temps fort de cette édition. Auquel on associera bien sûr la verve sans pareille d’un autre pianiste (mais aussi organiste), Laurent Coulondre, venu rendre hommage à Michel Petrucciani, soutenu en cela par son fidèle Jérémy Bruyère (basse et contrebasse) et l’éternel André Ceccarelli aux pantalons chamarrés. On susurre même que l’orgue Hammond B3 fourni par le festival trônait en d’autres temps sur une scène du paquebot France. Quoi qu’il en soit, ce Michel On My Mind, déclaration d’admiration au pianiste aux os de verre, aura sans doute figuré en très bonne place à l’applaudimètre du Marly Jazz Festival. Une vraie bonne cure de vitamines.

Laurent Coulondre © Serge Heimlich

Impossible pour finir de ne pas évoquer le soutien apporté aux « régionaux de l’étape », ceux qui ont ouvert le bal chaque soir ou presque. Trois entrées en matière de qualité qui sont aussi la signature de l’événement. L’hyperactif Stéphane Escoms et son quartet EL4TRIC où s’illustre un magnifique guitariste, Eran Har Even, dont nous avions souligné le talent à l’occasion de la sortie du premier album éponyme du groupe. Ou encore Trilogiqu3 porté par le saxophone de Damien Prud’homme, la contrebasse aux rondeurs gourmandes de Gautier Laurent et la batterie toujours ludique, facétieuse parfois, de Franck Agulhon. De belles figures du jazz, mais aussi de l’enseignement de la musique en Lorraine qui n’ont pas boudé un plaisir que le public leur a volontiers rendu. Un parfait exemple de jazz partageur, curieux et interactif. Gautier Laurent reviendra dans un second trio emmené par un autre saxophoniste enseignant, Michael Cuvillon dont les compositions vous emmènent vers un ailleurs plus intériorisé, presque méditatif, sous l’influence d’Olivier Messiaen notamment. À l’écriture de ces quelques lignes rétrospectives revient aussi en mémoire le concert de Sarah Lenka dont la trace un brin mélancolique s’est effacée presque aussi vite qu’elle n’était apparue. Comme si la chanteuse était un peu absente ce soir-là, en dépit d’un répertoire en hommage au chant des femmes esclaves afro-américaines (qu’on retrouve sur son album Women’s Legacy).

Quatre soirées, huit concerts, beaucoup de chaleur humaine. À l’évidence, les stigmates des mois passés sont encore présents, tenaces probablement. Comme si quelque chose avait changé dans la manière dont les uns et les autres s’approchent, parfois avec hésitation, parfois avec effusion, mais souvent avec un grand sourire et une pointe d’émotion non feinte. Manifestations sensibles du retour à une vie, sinon normale, du moins un peu plus sociale, moins repliée sur elle-même. Et la joie, avant tout, de vibrer avec les musiciens, tout près d’eux, tous imaginaires confondus. On voudrait vraiment que ce soit un début…