Entretien

Stéphane Payen

Entretien avec Stéphane Payen autour de Morgan The Pirate.

A la tête de Thôt ou The Workshop, inlassable chercheur de formes nouvelles , le saxophoniste Stéphane Payen s’attaque aujourd’hui à un monument du jazz : le trompettiste Lee Morgan. Sans jamais trahir sa musique, il lui donne de nouveaux atours entre chair et cérébralité. Rencontre et explication de texte.

- Qui est Lee Morgan et qu’est-ce qui vous a attiré chez ce musicien ?

Lee Morgan est un trompettiste afro-américain né en 1938 qui se fait remarquer dès l’âge de dix-huit ans dans l’orchestre de Dizzy Gillespie. Musicien brillant au point de se sentir autorisé à concurrencer le maître, il enregistre à dix-neuf ans au côté de John Coltrane pour la fameuse session Blue Train puis participe ensuite aux Jazz Messengers d’Art Blakey avant de mener une carrière en leader.

Autant le soliste (le dernier à phraser et articuler dans le prolongement de Gillespie) que le compositeur m’ont énormément marqué, notamment rythmiquement. Durant cette période dite du “hard-bop”, il mixe de manière singulière l’héritage du be-bop avec d’autres traditions. Je l’écoute toujours avec passion.

- Lee Morgan est un modèle du son Blue Note des années 50-60 : un son de groupe équilibré, des compositions chantantes et des solistes de haute tenue. Pourquoi en avoir pris le contre-pied en lui donnant des couleurs contemporaines et cubistes ?

Ce répertoire a été écrit il y a dix ans dans le cadre d’un travail pédagogique en deux parties. J’ai d’abord monté un répertoire avec (déjà) Matthias Mahler, Gilles Coronado et Christophe Lavergne mais aussi Alain Vankenhove et Hugues Mayot ; parallèlement, j’ai travaillé sur des arrangements dédiés à des élèves du Conservatoire de Montreuil (sur invitation de Malo Vallois, alors coordinateur du département « jazz »). L’idée était, entre autres, de questionner les rapports d’une mélodie à son environnement. Cette approche a donné de petites études dont les déclinaisons figurent d’ailleurs sur la pochette.

Dans mon travail de musicien, je peux travailler sur Charlie Parker puis le lendemain sur Bach. Il m’arrive également de réorchestrer un matériau ancien ou contemporain (Ligeti ou Berio) et de le détacher de son esthétique initiale. J’aime sortir une musique de son époque en me disant qu’elle n’y perd rien. Charlie Parker, par exemple, aurait probablement fait autrement à une époque différente, selon l’environnement ou les gens qui l’entourent.

Ces dernières années, c’est l’environnement qui entoure ou habille une mélodie qui m’intéresse. Je ne propose pas, par exemple, la même chose à l’équipe de Morgan The Pirate et à celle de The Workshop. Nous partons parfois des mêmes mélodies mais dans des contextes bien distincts. Les batteurs de ces deux groupes (Christophe Lavergne et Vincent Sauve) ont des jeux très différents et ne viennent pas de la même histoire de la batterie. Avec The Workshop, on va bientôt travailler sur des pièces pour contrebasse solo du compositeur allemand Hans Werner Henze en invitant la contrebassiste Charlotte Testu. Encore un autre monde à découvrir !

Morgan The Pirate, photo Laurent Poiget

- Justement, comment avez-vous sélectionné les titres et décidé de l’angle sous lequel vous allez les traiter ?

Le choix s’est fait par affinité. Les idées me venaient intuitivement, liées à la forme du morceau, à la construction de la mélodie ou à la structure rythmique qui était derrière. Je suis parti d’un paramètre musical qui attirait mon attention en me disant que je pouvais le traiter autrement, l’enlever ou le remplacer.

Il nous faut oublier Lee Morgan. C’est le meilleur hommage à lui rendre.

“Party Time”, par exemple, est un blues. Dans la version tirée du disque The Procrastinator, je suis fasciné par l’accompagnement d’Herbie Hancock. Il joue de manière hyper swing et efficace, mais avec ce nouveau langage très ouvert qu’il ramène de chez Miles Davis. J’ai pour ma part utilisé le thème comme un stimulateur pour Gilles et Christophe, ou parfois comme un accompagnement. Sur “Desert Moonlight”, l’idée était de trouver une alternative aux morceaux de Lee Morgan souvent construits « à l’identique » avec un ostinato rythmique en introduction, le thème sur la partie A et une partie plus swing sur la partie B. J’ai tenté de créer un nouvel environnement pour remplacer l’ostinato et voir ce que cela impliquait dans la perception de la mélodie. Sur “Gary’s Notebook”, la mélodie devait être reconnaissable même si elle est modifiée dans sa respiration puisqu’elle tourne en sept (ou quatre, c’est au choix de l’auditeur !) au lieu de tourner en trois.

- Le disque semble être une variation large sur le travail de Lee Morgan avec des parties éloignées des compositions originales. Pourtant tout tient ensemble. Y-a-t-il eu le désir de créer un tableau global ?

La musique peut être un peu rêche parfois mais je voulais fabriquer un objet sonore que l’auditeur ait envie de ré-écouter. L’écriture est très précise, y compris pour Christophe Lavergne à la batterie. Les musiciens ne savaient pas toujours où j’allais parce que c’était pensé pour l’objet disque. Deux versions différentes de “Search For A New Land” encadrent le programme et, sur tout le début de “Mr Kenyatta”, l’alternance de parties différentes était prémédité mais je ne leur avais rien dit. Nous avons juste aménagé quelques modifications collectivement lorsque les arrangements ne fonctionnaient pas de manière évidente. L’idée ensuite, pour lâcher les rênes, tout en conservant cette exigence d’écriture, était de proposer les bons espaces aux solistes. “Stop Start” est réservé au solo de Matthias Mahler. Sur scène, en revanche, il nous faut projeter autre chose et oublier Lee Morgan. C’est le meilleur hommage à lui rendre.

- A ce sujet, comment s’est fait le choix des musiciens ? Pourquoi avoir intégré le trio Journal Intime ?

Je suis très attaché au son des vents dans les disques Blue Note. Mais monter une section de cuivres ne se fait pas comme ça. J’ai toujours été impressionné par le travail de Journal Intime, qui a développé au fil des années une capacité hallucinante à faire vibrer la musique. Je me suis dit que s’ils acceptaient, on pourrait rapidement faire sonner ce que j’ai écrit. Ce qui s’est passé. Par ailleurs, j’avais adoré Frédéric Gastard au saxophone ténor dans la Campagnie des Musiques à Ouïr. Je lui ai demandé d’en jouer pour ce projet à la place du saxophone basse.

Section de cuivres de Morgan The Pirate, photo Laurent Poiget

- Les interventions des solistes contribuent à la construction du morceau. Où se situe l’articulation entre écriture et improvisation ?

Chaque morceau est un mini-concerto. Contrairement à Thôt où la forme se créait in situ, je me suis posé ici comme celui qui apporte une partition mais également une narration organisée. Je voulais aller à l’encontre de ce qui pouvait se faire dans les séances à la queue-leu-leu chez Blue Note où le déroulement, à quelques variantes près, est toujours le même d’un morceau à l’autre (thème, solo du leader, solo du second soliste, thème de fin). A compter du moment où un des titres était construit d’une certaine manière, je m’efforçais d’inventer une forme différente pour un autre.

Le Ministère de la Culture pourra tout faire, il n’est pas aussi fort que Google.

A ce sujet, je suis assez fasciné par le travail de John Zorn dans sa manière de mettre en situation les musiciens qui l’entourent. C’est un vrai boulot de chef d’orchestre de savoir faire le bon choix. Le répertoire de Masada, qui paraît d’une grande simplicité au départ, propose rarement deux fois la même forme ou la même orchestration à l’intérieur d’un disque. Il peut, par exemple, y avoir une différence d’une mesure entre le thème et le solo. Le batteur peut jouer des mailloches, des baguettes, des balais et apporter énormément au son de l’orchestre ; la trompette jouer avec ou sans sourdine, etc. Ces petits paramètres jouent sur l’inconscient et relancent l’écoute.

Je pense aussi à Benoît Delbecq, capable de jouer des morceaux qu’il pratique depuis longtemps avec une nouvelle façon de les approcher ; comme s’il les regardait sous un nouvel angle ou, pour utiliser ses mots, avec une nouvelle attitude d’oreille.

- Les années 50 et 60 constituent un âge d’or entre le jazz créatif ET populaire. Quel est votre point de vue sur la création actuelle et sa réception par le public ?

C’est un fait de dire que les studios de Blue Note, Capitol ou autres, ont tourné à l’époque parce qu’ils vendaient. Même s’il est difficile de savoir, en retour, si Morgan, Coltrane ou Rollins étaient simplement dans une pratique musicale ou s’ils faisaient des disques pour que les gens achètent.

Aujourd’hui, cependant, tout est différent. La perception du public est influencée par un environnement médiatique et numérique qui amène à une uniformisation, à la fois, de l’écoute et du langage. De mon côté, je ne suis pas là pour changer le monde, je suis musicien et ma seule participation à essayer de faire que ça avance, c’est notamment à travers l’enseignement. Il faut que les gens continuent à écouter, à découvrir, à être sensibles.

Stéphane Payen, photo Laurent Poiget

Avec le recul des années, je me rends compte à quel point mon approche de la musique a été conditionnée par ce que j’ai écouté lorsque j’étais gamin et ado. Mes premiers concerts professionnels étaient dans des groupes de salsa et de funk. Mon attrait pour le rythme vient de là aussi. Je vivais en banlieue sud, à Villejuif, où se côtoient une multiplicité de populations. Les différents sons, musiques, langues parlées autour de moi ont nourri mon parcours.

Et c’est le travail d’une institution d’assurer cette pluralité. Malheureusement elle n’a pas les mêmes armes que les grosses multinationales. Le Ministère de la Culture pourra tout faire, il n’est pas aussi fort que Google.

Pourtant je reste rassuré parce que des poches de résistance continuent de faire autrement. De nombreuses musiques continuent d’exister. Les choses avancent toujours, il faut être patient et aller chercher partout. On apprend, d’ailleurs, plein de trucs en se nourrissant sur internet, le niveau des musiciens a monté de manière hallucinante. Pour les nouvelles générations, Youtube, c’est le disque de maintenant. Je crois d’ailleurs qu’il y a un retour fort de l’improvisation et qu’on va se dégager de l’écrit. J’espère simplement que les gens continueront de se déplacer pour écouter de la musique live !

- Conversation With A Drum, Music by Doug Hammond, Morgan The Pirate paraissent sur le label OnzeHeuresOnze. Parlez-nous de ce label.

Ce label est rattaché à un collectif de musiciens qui porte le même nom. Alexandre Herer, Julien Pontvianne et Olivier Laisney en sont les fondateurs. Ces musiciens ont grandi en écoutant tout un tas de musiques et font partie (c’est malheureusement assez rare) de ceux qui ont écouté ce qui se passait ou se passe encore dans leur environnement proche : la nébuleuse autour du collectif Hask, Aka Moon, Octurn, Magic Malik, ou des choses plus free. Ils s’intéressent également aux musiques dites savantes du XXème siècle.

J’ai rencontré Olivier Laisney lorsque j’ai voulu élargir en quartet le trio qu’était alors The Workshop. Alexandre nous avait, par ailleurs, invités à jouer avec Thôt dans le festival 11H11 à Tournan ; puis il m’a invité dans son groupe, puis dans le 11H11 Orchestra. Les choses se construisent pas à pas. De mon côté, même si j’ai beaucoup écrit, je n’ai pas enregistré beaucoup de disques. J’ai donc apprécié qu’Olivier me propose de laisser une trace de mon travail sur 11H11.

Ces jeunes trentenaires se battent pour que les choses avancent. Je trouve leur démarche collective brillante, et cela reste familial. C’est chouette de participer à ça. La cohérence vient, d’ailleurs, du fait que les choses se font simplement et sans forcer, en répondant aux préoccupations du moment.