Hubert Dupont : Kartet (since 1990).
Entretien avec le contrebassiste Hubert Dupont sur les débuts de Kartet.
Hubert Dupont, photo René Jakobson
En février dernier, Ultrabolic, la structure qui porte la plupart des projets du contrebassiste Hubert Dupont, mettait en ligne sur sa page Bandcamp Hask, le premier enregistrement de la formation Kartet datant de 1991. Au mois de juillet, c’est au tour de Pression, deuxième disque, qui voit sa réédition numérisée alors qu’à l’automne prochain, le label Pee Wee accueillera les trente ans du groupe. Autant d’actualités, passées comme futures, invitaient à se pencher sur ce groupe unique principalement articulé autour de Benoît Delbecq, Guillaume Orti et Hubert Dupont. C’est avec ce dernier que nous avons évoqué les premiers pas de Kartet.
- Hubert Dupont
Au tournant des années 90, de jeunes musiciens d’une vingtaine d’années (Hubert Dupont, quant à lui, est alors tout juste trentenaire) se lancent dans une aventure qui les occupera, à intervalles réguliers, pendant les trente ans qui suivront. Fort de (seulement) sept disques, dont le dernier, Grand Laps date de 2014, Kartet verra les batteurs se succéder (Benjamin Hénocq d’abord, puis Chander Sardjoe et Stéphane Galland) autour d’un noyau dur constitué du contrebassiste, de Benoît Delbecq au piano et Guillaume Orti au saxophone. Au-delà de cette proximité humaine et de la longévité du groupe, l’esthétique, quasiment inchangée depuis ses origines, en fait un objet musical riche, d’une densité créatrice puissante qui impose un modus operandi à côté des effets de mode. Sans volonté de marginalité, la formation affirme son originalité.
Avides d’une approche personnelle, les trois musiciens développent un son propre où la clarté des lignes et la pureté des timbres accrochent immédiatement l’oreille. Doublées par des harmonies savantes qu’on imagine complexes, elles empruntent autant au jazz de l’avant-garde d’alors (on pense bien évidement à Steve Coleman ou encore Steve Lacy) qu’à l’univers de la musique contemporaine.
Pourtant, l’abstraction n’est pas l’unique moteur qui anime le quartet. En authentiques enfants du jazz, les membres du groupe innervent leurs compositions d’un swing biaisé qui peut dérouter dans un premier temps, autant qu’il produit un groove au chaloupé mathématique et sensuel. Sur un tapis géométrique, les voix jouent dans un équilibre acrobatique de la vitesse et de l’immobilisme et développent des mondes subtils sur lesquels s’élancent des improvisations maîtrisées qui maintiennent le projet dans le vif du moment.
Le contrebassiste Hubert Dupont a bien voulu répondre à quelques-unes de nos questions et se prêter au jeu du souvenir.
- Guillaume Orti, photo Christophe Charpenel
- Comment vous connaissiez-vous les uns les autres ? Aviez-vous déjà participé à des groupes ensemble ?
Nous nous sommes rencontrés dans l’ébullition des sessions d’après-midi et des clubs du soir. Benoît et Benjamin jouaient avec Serge Adam, puis Benoît a rencontré Guillaume qui débarquait à Paris depuis Avignon. Les affinités ont été immédiates.
Quant à moi, j’arrivais de Lyon ; Titus Hoppman, qui étudiait comme moi avec Jean-François Jenny-Clark, m’a demandé de le remplacer pour un gig à la Brasserie de la Cigale, début 1990. Je les ai donc rencontrés puis je suis resté dans le groupe.
- D’où vient le nom du groupe ?
Je me souviens d’une discussion en terrasse de bistrot où nous avons décidé que Kartet avec un K c’était exactement ça ! De son côté, Benoît se souvient que c’était déjà avant que j’arrive. C’était sans doute son idée…
- Aviez-vous défini l’esthétique qui serait la vôtre dès le départ ?
L’esthétique je ne sais pas, mais la démarche artistique oui. Nous étions déterminés à entreprendre une aventure vraiment originale. Benoît bricolait déjà des préparations dans le piano, ce qui apporte énormément au son du groupe. Avec Guillaume, ils avaient déjà cette complicité. Lorsqu’ils interprètent un thème ensemble, on sent déjà qu’on est dans un monde à part.
Nous voulions faire uniquement des compositions (pas des reprises ou des « hommage à… »), et que chacune ait son terrain de jeu et ses propres règles. En réalité, nous ne voulions pas seulement jouer avec les jouets des autres, nous voulions entraîner notre créativité quotidiennement.
Steve Coleman était pour nous un exemple sidérant qui nous tirait en avant. Benoît avait assisté à un stage d’été qu’il avait dirigé à Banff (Canada) puis un deuxième où était également Guillaume (ainsi que d’autres qui sont restés des amis). Avec toute la modestie nécessaire, je peux dire que nous avons non seulement été influencés par la musique de Steve, mais plus largement par son message et son audace créative.
- Premier disque de Kartet en 1991
- Comment se sont passées les premières répétitions ?
Bien ! On a bossé !… Nous aimons bien aborder des nouvelles compositions de l’un ou de l’autre. Même si elles paraissent injouables et qu’on ne comprend pas où ça va aller, nous nous faisons confiance. Nous aimons passer des heures à faire tourner des formes, frapper un motif sur une clave, essayer des trucs.
- Quand avez-vous décidé d’enregistrer un disque ?
Nous avons eu la chance de partir à Marseille, de septembre 90 à juillet 91. Benoît avait obtenu du Théâtre du Merlan et de la Région PACA une résidence longue pour le groupe, comportant des répétitions (quasi-quotidiennes), des concerts, et pour finir l’enregistrement de l’album. On a trouvé à se loger à La Ciotat.
Nous avons eu cette possibilité de travailler ensemble, de creuser des choses, pendant des heures… ce qui a beaucoup contribué à notre complicité et à notre familiarité avec des langages musicaux inhabituels mais dans lesquels nous nous comprenions et nous nous reconnaissions. Ça a également permis de travailler notre réactivité collective et le son du groupe.
- Aviez-vous envisagé une carrière aussi longue au départ ?
C’est vrai que nous avions un parti pris pour l’aspect collectif de l’aventure. Pour la patience également, l’obstination. Mais, trente ans, c’est un peu dingue, non ?!
-Quel regard portez-vous justement sur ces trente ans d’existence ?
Nous sommes comme des frères… Pour moi, le son de Kartet, c’est comme la bande son d’une grande partie de ma vie. Parfois nous ne nous voyons pas pendant longtemps, nous sommes chacun dans nos projets, nos groupes, nos disques ; et quand nous nous retrouvons, il y a un truc… Nous sommes toujours tous les trois, même s’il y a eu plusieurs batteurs, tous très bons, qui ont apporté leur pierre, de nouvelles ouvertures et beaucoup de plaisir. Nous avons eu la chance, aussi, de faire de belles tournées et de jouer un programme tous les soirs. Et évidemment chaque soir c’est différent.
Avec Kartet, j’ai beaucoup appris et je continue d’apprendre. Il y a toujours ce côté « laboratoire » où il faut répondre musicalement à des situations improbables. Et puis sur scène et en dehors c’est beaucoup de fun.
- Les mains de Benoït Delbecq, photo Christophe Charpenel