Tribune

Steve Dalachinsky par Yoram Rosilio

Steve Dalachinsky nous a quittés. Il allait avoir 73 ans. Il a joué avec les plus grands. Sur son lit de mort, avec sa femme Yuko, il écoutait Jackie McLean, Monk, Coltrane, Taylor. Comme dirait Noël Akchoté, il est jazz.


Steve Dalachinsky, Rasul Siddik au Bab Ilo, 2009, par Guy Sitruk

Yoram Rosilio

Collage Steve Dalachinsky : Monk Obama
par Guy Sitruk ; l’Archipel, novembre 2008

En 2004, à tout juste 24 ans, je suis allé traîner mes guêtres plusieurs mois dans les rues de la Grosse Pomme histoire de goûter un peu de ce furieux et authentique Bop ou de prendre mes premières claques fraîches de Free Jazz, bref, histoire d’aller un peu frotter mes cordes à plus swing ou à plus punk que moi…

Tous les soirs j’étais ici ou là, me gavant de concerts et de jams, et la journée je m’enfermais pour dompter la grand-mère [1]… Un peu partout je rencontrais des musiciens, des peintres, des clochards, des fous… Et j’avais coutume de me plonger dans des discussions engagées et d’échanger nombre de points de vue sur tout.

Le 8 novembre 2004, j’étais au CB’s Lounge, où se tenait une soirée de Free Sound en trois parties réunissant - entre autres - William Parker, Daniel Carter, Dave Sewelson, David Hosfra, Rob Brown, Timo Shanko, Luther Gray, Joe Morris, Roy Campbell, Rashid Bakr, Ras Moshe, et d’autres…

C’est là que j’ai rencontré pour la première fois Steve Dalachinsky. Ces heures-là étaient sombres pour tout ce beau monde qui était sous le choc de la réélection toute fraîche (moins d’une semaine) du sinistre Bush-fils. Roy Campbell m’entretenait de politique et essayait de noyer sa colère dans les whiskies que nous partagions.
Lorsque Steve Dalachinsky s’est présenté à nous, il semblait loin de toutes ces considérations, comme si, ici-bas, seule comptait la poésie, et que le Monde des puissants n’était de toutes façon que fatalité.
Nous échangeâmes également et, finalement il m’invitait à venir le visiter les jours suivants, m’indiquant comment et où le trouver.

Deuxième rencontre le 13 novembre 2004 : Grand soleil sur NY.
Avant-hier je suis retourné parcourir les rues dans Manhattan pour trouver du travail et arranger mes finances… Rien, comme d’habitude… alors je suis allé sur Spring Street, et j’ai trouvé Steve Dalachinsky en train de vendre des trucs dans la rue… Des livres, des vieux disques, des jeans… Tout le trottoir était envahi en une sorte de bric-à-brac improvisé. Il était relax, assis sur sa chaise, il parlait à tout le monde…

Je vais le voir, on discute une petite demi-heure, je l’aide à ranger son bazar, il me dit que c’est dur, qu’il ne fait pas beaucoup de fric, que le quartier a changé et s’est embourgeoisé… Plus personne n’achète rien…
Il m’invite chez lui, il me montre ses collages. Il a des milliers (oui des milliers) de vinyles et de livres qui s’entassent partout, la pièce est envahie, tous les murs sont occupés jusqu’au plafond, le sol aussi, il n’y a pas de place pour s’asseoir. Je l’aide à mettre la main sur des disques de Gato Barbieri, qu’il veut faire signer ce soir, c’est un bordel pas possible…
Il me parle en même temps de poésie, ramasse des bouts de papiers, des brochures vite imprimées, des vieux tracts… il me dit que sa femme est formidable, puis il veut m’emmener à une lecture sur W14th Street… En chemin on passe devant le resto de Maya (une amie) que je vais saluer et elle nous offre des burritos et des cocktails. Plus tard on va à la lecture mais je ne comprends rien alors je lui dis au revoir et je m’éclipse, pour aller faire du son quelque part.

Quelques jours plus tard, déambulant dans les rues, je repense à nos conversations.

Je repense à ce qu’il m’a dit au sujet de son poème « I Buy New Shoes » [2], poème dédié à la mémoire de Peter Kowald. Il m’explique qu’il prend un élément de sa vie actuelle et l’insère dans un poème à la mémoire de quelqu’un. Il me dit qu’il est important, selon lui, d’y mettre sa vie, pas seulement intérieure, psychologique, mais aussi extérieure : ce qui se passe de réel, de palpable autours de soi, et d’intégrer cela dans le geste artistique. Et cela m’amène à penser que la qualité d’être vivant, respirant, mangeant, discutant, échangeant n’est pas séparée de la projection et de l’expression artistique de l’être.

Il y a quelques nuits, alors que je venais d’apprendre qu’il nous avait quittés et que j’avais répondu à un message de Guy Sitruk pour lui proposer cette présente contribution, je voyais Steve apparaître en rêve. Il était là, assis tranquillement au milieu d’allées et venues de connaissances inconnues, un peu plus bouffi que dans mon souvenir, les yeux plus pâles, moins pétillants mais plus profonds, de cette profondeur d’eau douce des montagnes qui évoque la gravité de l’impalpable… Je lui dis bonjour et lui fais part de ce projet, lui demandant son accord… « yes » me répondit-il, « but don’t forget to tell them that this is just a part of me… », et ses yeux brillèrent et il sourit..

par // Publié le 29 septembre 2019

[1Grand-mère = contrebasse

[2« I Buy New Shoes » : poème qui figure dans « Reaching Into the Unknown » publié chez RogueArt avec les photos de Jacques Bisceglia.