Entretien

Yoram Rosilio

Le contrebassiste présente le nouveau projet d’Anti Rubber Brain Factory

Illustration : Cécile Mirande-Broucas

Musicien volontaire et opiniâtre, le contrebassiste Yoram Rosilio est un artiste pour qui l’auto-organisation et la création dans les marges, loin des circuits commerciaux et institutionnels, ont du sens et se révèlent créativement vivifiantes. C’est avec cette philosophie qu’il est parti au Maroc rencontrer les musiciens traditionnels locaux avant de revenir fort de nouvelles grammaires et de nouveaux paysages en tête, comme en témoigne Marokaït enregistré avec la grande formation Anti Rubber Brain Factory (ARBF). Membre de Ping Machine dès l’origine, Rosilio se plaît dans les rencontres que suscitent les larges orchestres, ce qui ne l’empêche pas de toujours chercher d’autres horizons, notamment avec ses camarades du label Fondeur de Son. Rencontre avec un musicien rare, pour qui la free music n’est pas qu’une simple posture.

- Yoram pouvez vous présenter votre parcours ?

Décrire son parcours, c’est le définir et le graver dans la pierre, le formaliser… Bref en ôter tout mystère, tout oubli, se livrer à l’inconnu. Moi-même, je n’y vois pas très clair dans tout ça ! La réponse la plus simple serait Ask the Dust, mais je peux quand même me prêter au jeu un minimum en exprimant ce que mon parcours n’est pas : je ne suis le produit ni du CNSM, ni de quelque institution qui décerne des diplômes, je ne me suis présenté à aucun concours sous mon nom propre. Je ne suis pas issu de la petite fabrique franco-française des stars du Jazz. OK, je suis loin d’être le seul dans ce cas-là mais il n’est pas inutile de le rappeler dans cette époque d’extrême institutionnalisation.

Yoram Rosilio © Laur Prieur

Au sortir du bac, j’ai fréquenté quelques années l’EDIM, école de musique de banlieue parisienne que je remercie encore aujourd’hui pour avoir su m’accompagner humainement et artistiquement pour m’accomplir en musicien autonome et libre. C’est là que j’ai rencontré et côtoyé Fred Maurin, Rafael Koerner, Hugues Vincent (et d’autres) qui furent par la suite des musiciens importants dans mon parcours et avec lesquels je suis encore très lié.

Au-delà de ça, je me suis construit dans les bars, les squats, les caves, en jouant et en me confrontant au be-bop, au free, aux musiques trad, à la chanson… et il y a mille rencontres humaines, artistiques, musicales qui font ce que je suis aujourd’hui. Mon esprit s’est heurté au monde, s’en est imprégné, a intégré des choses, en a parfois rejeté. Tout cela est sans cesse mouvant en moi. Au final, décrire mon parcours en dehors de cette profusion complexe et constante serait trahir ce qui fait l’essence de nos âmes musicales, qui se façonnent au jour le jour et dans la rencontre et l’apprentissage permanent.

- En créant le Anti Rubber Brain Factory, qu’on a découvert avec l’étonnant Ask The Dust, avez-vous voulu développer un collectif et vous fondre à l’intérieur ?

C’est bien que vous me posiez la question car il y a là pas mal de choses à préciser et qui font l’essence de cet orchestre : tout d’abord, il faut préciser que l’ARBF n’est pas vraiment un collectif dans le sens habituellement entendu pour ce qui est des organisations musicales collectives. C’est plutôt une nébuleuse, une famille, une communauté, un gang ! Durant ces dix années , nous avons partagé de nombreuses expériences, des voyages… Nous avons développé notre propre argot musical. Ensuite, je n’ai pas créé l’Anti RuBber brAiN fAct0rY [1] : il s’est créé de lui-même ! Ce que je veux dire c’est que cet orchestre est le fruit d’une conjoncture spatio-temporelle et non celui d’une intention consciente. Je précise cela car il me semble important de donner à voir une réalité autre que celle des « projets artistiques » objets préconçus, réfléchis. Séducteurs et pensés comme tels.

On a beaucoup tourné dans pleins de lieux différents : squats, bars, marchés, fêtes de quartier, rues… Notre but était d’amener un gros free jazz super énervé et brut à un public pas du tout préparé

- Pouvez-vous nous expliquer la genèse de l’ARBF ? Et notamment le choix de son nom ?

ARBF s’est créé à un moment où beaucoup de choses ont basculé dans mon parcours. Je n’en avais pas conscience à l’époque, en 2008. C’était une autre époque, le monde allait déjà de traviole, bien sûr, et j’avais en moi une espèce de rage incontrôlée qu’il me fallait canaliser, ou transformer en exultation, puisque la joie peut être révolte. Je revenais de mon premier voyage au Maroc et commençais à sortir d’un long tunnel… je sentais qu’il me fallait assumer et projeter ce qui était en moi et bouillonnait depuis longtemps.

Il se passait en moi vraiment mille bouleversements : politiques, amoureux, de conscience au monde, d’amitiés, de redécouverte de mes racines, de découvertes d’autres cultures. Tout ça a explosé en moi et libéré une grande énergie créatrice ! A cette époque, j’ai rencontré et travaillé avec beaucoup de gens différents, sur un mode très libre. Notamment Benoît Guenoun, saxophoniste ultra-libre au son énorme. On jouait des nuits entières du free total dans sa cave, plusieurs fois par semaine. Avec notre duo Le Bal Pourri, on a beaucoup tourné dans plein de lieux différents : squats, bars, marchés, fêtes de quartier, rues… Notre but était d’amener un gros free jazz super énervé et brut à un public pas du tout préparé. J’échangeais aussi régulièrement avec le pianiste et compositeur Or Solomon, un musicien d’une sensibilité et d’une imagination inouïes qui m’a beaucoup apporté. Malheureusement, il ne faisait pas vraiment partie des petits chouchous de la presse et des programmateurs et maintenant il n’habite plus en France. Le public français est certainement passé à côté d’un très grand musicien !

Anti Rubber Brain Factory (DR)

Un jour on m’a offert l’opportunité d’occuper un studio pour enregistrer pendant trois jours (c’était en fait le Théâtre des 3 Vallées à Palaiseau, qu’il me soit permis de remercier ici Marco Carpentier et Catherine Philippi pour cela). J’ai appelé tous les potes qui étaient dans le coin, j’ai amené des partitions, on a jeté ça par terre et ça a donné Ask the Dust. L’ARBF est né avec simplement l’idée de vivre une expérience musicale commune ; ça dure depuis dix ans et ça continue à se construire dans cette espèce d’improvisation permanente. C’est pour cela que l’on trouve des gens aussi différents que Marielle Chatain, Hugues Vincent, Jean-Michel Couchet ou encore Or Solomon, Makoto Sato ou Jean-Philippe Saulou sur ce premier album. Pas de concept, juste un grand foisonnement.

- Oui, mais le nom ? D’où vient-il ?

Ce nom-là, je ne me rappelle plus le pourquoi du comment. Je l’ai créé en 2006, ça c’est sûr ! - j’avais écrit un texte qui y était associé. Mais je l’ai perdu depuis !- Anti rubber brain factory signifie littéralement : Anti-caoutchouc-cerveau-usine. Après, on remet les mots dans l’ordre qu’on veut puisque le passage de l’anglais au français bouleverse la syntaxe. Le nom même du groupe reste libre d’interprétation et implique également une possibilité de brisure de la syntaxe musicale. Ainsi : « anti usine cerveau caoutchouc », « cerveau anti usine caoutchouc » « usine de cerveau anti-caoutchouc », etc. Ça marche dans tous les sens !

Il me semble aussi que c’était l’idée de trouver le nom le plus anti-commercial possible… une sorte de provocation (j’étais jeune !). Nous allions à l’encontre des lois les plus élémentaires du marketing. Nous souhaitions que l’auditeur, le public, soit dans une démarche de curiosité active en venant nous écouter. Et ça marche ! Puisque, même après 10 ans d’existence, beaucoup de celles et ceux qui nous suivent ne parviennent toujours pas à mémoriser correctement le nom de l’orchestre ! C’est assez drôle je trouve… Parfois je me dis qu’un nom un peu plus « facile » nous aurait peut-être aidés à tourner plus, mais les jeux sont faits et je suis content comme ça !

- On a le sentiment que l’orchestre est un groupe informel qui peut évoluer avec le temps et les projets, sans leadership désigné, à l’instar du Surnatural Orchestra. Comment vous situez-vous dans la galaxie des Grands Ensembles hexagonaux ?

D’après ce que je comprends du Surnatural - je ne voudrais pas parler en leur nom - ils inscrivent leur action dans une démarche politique et sociale très forte, imprégnée d’un idéal collectif, pensé, réfléchi, consciemment élaboré ; il me semble que nous nous rejoignons sur les idées mais que notre modèle organisationnel et constructif est autre, beaucoup plus « bordélique », anarchique, peut-être plus proche d’une sorte de confrérie libertaire. Il y a un noyau solide de personnalités impliquées depuis le début dans les actions de l’orchestre mais la musique est construite de façon à être réalisable en toutes circonstances. Les équipes des concerts se constituent au hasard des choses, des disponibilités de chacun. Et nous invitons de nouvelles personnes à nous rejoindre assez régulièrement. Je dois préciser que je suis en train de mettre des mots sur quelque chose qui n’a jamais eu besoin de se définir ou de se réfléchir jusqu’à présent mais qui s’est fait tel quel, se tissant sur des liens de partage, d’amitié et de nécessité.

Et puis il y a la question du leadership, puisqu’il faut en parler… D’un point de vue organisationnel, j’amène les compos, les morceaux, les thématiques, j’écris des arrangements plus ou moins souples, j’organise les répétitions, je trouve les dates, je cherche de la thune, je sollicite les musiciens, je produis les albums. Je suis le moteur du groupe. Mais je construis la musique comme un terrain d’action collective, de façon à générer des moyens de création et d’interactions collectives improvisées instantanées. C’est là une des particularités développées au sein de cet orchestre : j’ai appelé ça des « occi » : outils de composition collective instantanée. Il y a beaucoup de moments où nous utilisons l’orchestre comme un sampler. Il y a des groupes d’instruments qui ont chacun des possibilités de jeu dans l’improvisation, plus ou moins contraignantes, et on met en place des effets de volume, d’accélération et de ralenti : c’est cela le langage de l’ARBF. Ce que je cherche à créer est un monde sonore fragile et foisonnant, imparfait, mouvant, multiple, complexe…

Je construis la musique comme un terrain d’action collective, de façon à générer des moyens de création et d’interactions collectives improvisées instantanées.

- Vous avez, il y a fort longtemps fait partie de Ping Machine, et à l’écoute de Marokaït, on songe parfois au Liberation Music Orchestra. Considérez-vous, avec vos camarades, faire partie de cette « famille » des grands orchestres ?

Je ne vois pas vraiment d’unité ou de « famille » de grands orchestres. Pour moi, ce qui les relie c’est le nombre de musiciens, mais celui-ci est là pour créer une masse, des possibilités d’harmonies, de couleurs. Il n’est - selon moi - pas constitutif d’homogénéité. Chaque recherche est différente et propre à chaque chef d’orchestre.

J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour le travail de Fred Maurin ou pour le Liberation Music Orchestra, bien sûr, et d’autres encore mais depuis longtemps il ne me vient plus à l’idée de me comparer ou de me définir en fonction des autres. J’ai trouvé ma voie personnelle, ma recherche propre. Les grands ensembles que j’écoute beaucoup sont ceux de Duke, de Sun Ra, les orchestres arabo-andalous, ou encore les fanfares mexicaines ou d’Europe de l’Est. Cela m’inspire autant que tout ce qui parvient du monde extérieur jusqu’à mes oreilles - toute matière vibrante, en fin de compte - et se répercute sur mes mondes intérieurs.

La particularité de l’ARBF, c’est peut-être l’expérimentation constante : chaque concert est nouveau. Nos disques (déjà 6 pourtant + 2 autres en préparation) ne donnent à voir qu’une petite partie de nos productions musicales. Il y a sans cesse de nouveaux morceaux, de nouveaux arrangements. C’est une création perpétuelle. Depuis trois ans, je suis en résidence à l’Anis Gras, à Arcueil. C’est un lieu magique et profondément humain, qui nous accueille et nous permet d’expérimenter librement et de continuer à façonner notre matière dans le temps. Une collaboration précieuse sans laquelle nous n’en serions pas là aujourd’hui.

Yoram Rosilio © Luca Pernigo

Je voudrais vraiment encourager le public parisien à sortir un peu plus en banlieue pour voir ce qu’il s’y passe, notamment là-bas, à l’Anis Gras. C’est un lieu unique et chaque concert de l’ARBF est une petite fête : on est nombreux parce que la problématique artistique exige que les forces opposées s’affrontent puisqu’elle se veut une représentation du monde dans une complexité d’affrontement. C’est aussi une joie de diffuser cette énergie libératrice !

- Par ailleurs, vous collaborez à des projets en plus petite formation comme le trio de Thierry Mariétan ou Tikkun ?

Oui, ARBF n’est qu’une partie de mon activité musicale ! FishEye est le 1er projet auquel je participe avec Thierry Mariétan . Il est né de rencontres free en live, sur son initiative. Thierry a une direction très souple et quasi-mystérieuse, ce qui est chouette. Sur la guitare, il assume entièrement quelque chose d’assez rock, noise et on se sent très libres là-dedans. Benoist Raffin est un superbe batteur doublé d’une belle personnalité. J’aime beaucoup jouer avec lui autant dans des contextes swing que sur du gros free. Avec ce trio, nous improvisons longuement et librement et nous retrouvons nous-mêmes transportés dans des univers sonores complètement inattendus de matières, d’énergies, sans concept, sans démonstration de virtuosité, sans blabla.

Tikkun est un des projets qui m’exaltent le plus en ce moment. C’est une autre problématique. J’y ai développé une écriture à la fois très exigeante et très souple, donnant la possibilité constante du « trou noir » de l’improvisation. Nous pouvons y appliquer les principes de jeu et d’interaction de l’ARBF mais les pousser plus à bout car avec une formation plus dépouillée. C’est une recherche tout autre, assez unique, basée sur la musique vocale collective des Juifs du Maghreb, dont je suis familier depuis ma plus tendre enfance.

Il y a encore plein d’autres choses : le Kuma 4tet de Jérôme Fouquet, superbe trompettiste avec Nicolas Grupp à la batterie et Karsten Hochapfel à la guitare, Alice’s Mirror de Florent Dupuit, saxophoniste avec qui je bosse dans différentes formations depuis plus de quinze ans ; tous deux sont également impliqués dans l’ARBF depuis très longtemps. C’est important pour moi de découvrir la musique de mes amis, tenter de la comprendre et participer à sa réalisation.

Je fais aussi beaucoup de rencontres totalement improvisées sur Paris ou ailleurs. C’est indispensable. Pouvoir pratiquer la musique complètement libre avec des gens comme Cyprien Busolini, Nicolas Souchal (pour ne citer qu’eux) qui sont pour moi parmi les improvisateurs les plus librement inventifs que je connaisse est une perpétuelle source d’expérimentation, de confrontation, d’enrichissement, de liberté, voire de thérapie.

- Il y a une dimension très politique à votre musique, dès le départ (le choix de Tikkun n’est pas anodin…). Est-ce important ? Est-ce simplement un environnement nécessaire à une musique free telle que vous la concevez ?

Tout est politique : la façon dont on marche dans la rue, comment l’on s’adresse aux gens, où l’on achète son pain… Donc oui, c’est important, puisque toute action au monde est quelque part porteuse d’une dimension à l’autre, d’une dimension politique. Après, je crois que la musique free, si elle l’est vraiment, ne se conçoit pas à priori et n’est pas dépendante d’un environnement précis. Elle s’assume telle qu’elle est là où elle se trouve. Il faut rappeler qu’elle préexiste évidemment à la musique composée, et qu’elle constitue très certainement une des premières formes de langage construit, avant le langage parlé. Elle transcende l’espace, le temps et la conscience et cela est constitutif – entre autres choses - de sa dimension magique.

Pour parler de Tikkun, je souhaite clarifier un point car on m’a déjà posé la question plusieurs fois : je suis sensible aux écrits du Comité invisible, et notamment à leur interprétation du terme « Tikkun » imprégnée de situationnisme. Ceci dit, c’ est une notion qui leur est bien antérieure et ne leur appartient pas. Malgré son caractère ésotérique, elle est faite pour que chacun se l’approprie. Elle a rapport à la création, à l’action de l’homme sur le monde, au mystique.

Le Tikkun, c’est le concept central du livre du Zohar (livre de la splendeur), c’est un terme kabbalistique lié à la réparation. C’est un travail spirituel, éthique et actif sur le monde et qui ferait partie en quelque sorte de la « mission » de l’homme sur terre. Et dans l’histoire de la mystique juive, la réparation du monde peut se faire aussi via l’impact sonore de l’Homme sur celui-ci. Dans le sextet Tikkun, il s’agit donc de jouer avec le répertoire liturgique et mystique des juifs d’Afrique du Nord, profondément imprégné de cette dimension spirituelle. Donc le nom coule de source et est plus relié à sa signification première, sans pour autant être détachée de son sens révolutionnaire.

- Et puis il y a eu le Maroc… Comment est arrivée cette histoire d’amour ?

Une improvisation ! A 26 ans, en 2006, je voyais bien qu’il était difficile de vivre de la musique. Je galérais. Je déprimais et ne trouvais pas d’issue, vivant au jour le jour, sans plus d’espoir que ma musique sorte des petits rades. Et les petits rades, où justement il y avait encore de la vie et où il était possible de jouer et de rencontrer le public, continuaient de fermer les uns après les autres, ou du moins à cesser toute activité musicale. C’était la suite de l’hécatombe culturelle amorcée dans les années 2000 par la préfecture de Paris.

En même temps, la vie de « star du jazz » ne m’attirait pas et je trouvais que la façon dont nous pratiquions nos musiques était détachée de leur véritable sens social. Nous n’étions plus que « spectacle ». J’ai eu besoin d’un break, j’ai pris un billet pour le Maroc dans l’idée qu’au moins, je comprendrais quelque chose à ma vie en retrouvant mes racines. A l’époque je m’intéressais beaucoup à la musique orientale, ou plutôt maghrébine, qui est en fait la musique de mon enfance, celle dans laquelle j’ai grandi. Je travaillais beaucoup le oud ; j’ai donc pris mon oud, un sac à dos et suis parti au Maroc pour quelques mois. Là j’ai découvert une autre dimension de la musique et de sa mise en pratique et en partage, au niveau social, symbolique, magique aussi. C’est une dimension que je cherchais depuis longtemps ! Ce premier voyage a vraiment bouleversé des centaines de choses en moi et suscité des envies musicales. Par la suite j’y suis retourné plusieurs fois pour de longs séjours et nous avons fini par nous installer à Essaouira avec ma copine. J’ai derrière moi de longues heures d’écoute, de pratique et d’étude des musiques marocaines.

Dès le départ, j’ai compris que cette recherche sur les musiques marocaines et le free jazz serait un travail de très longue haleine.

- On a le sentiment que les musiciens Hmadcha ont libéré quelque chose dans votre approche. Pouvez-vous nous expliquer ?

Oui ! Mais pas seulement Hmadcha, toutes les musiques marocaines, profanes, sacrées, confrériques, populaires, savantes. Il y a plusieurs choses là-dedans qui mériteraient un bouquin entier pour développer correctement : la notion de liberté, de populaire, d’oralité, de traditions, de transe, d’engagement, de savoir-faire et de performance… Voire la notion de « service public » ou même thérapeutique ! Ce sont des musiques à vivre et expérimenter dans leur contexte pour en saisir le sens et la dimension mystique surpuissante .

- De la même façon, il y a eu une longue tournée, et quelque part, vos disques agissent comme un journal…

Oui, dès le départ, j’ai compris que cette recherche sur les musiques marocaines et le free jazz serait un travail de très longue haleine. Il me paraissait important que nous étudiions de façon approfondie ces musiques pour pouvoir en faire quelque chose de transcendant, car elles sont porteuses d’une science artistique magnifique, éloignée de nos habitudes musicales contemporaines. Nous devions en comprendre les rythmes, les règles mélodiques, les enjeux, puis les assimiler, se les approprier pour pouvoir les projeter avec force et conviction.

Mais il y a aussi les nécessités du marché : pour exister en tant que groupe et avoir des dates, il faut sortir des disques régulièrement. J’ai donc élaboré tout cela comme un travail en cours. Et presque chaque étape a son disque-témoin. Au bout du compte, peut-être que cette démarche est aussi porteuse d’un intérêt musicologique (Marokaït en est aussi la suite logique) : voir comment les choses se sont construites petit à petit, et ne pas avoir honte de montrer ou nous en étions dans notre démarche, nous dévoiler tels quels, nous débattant dans cette rencontre infernale, humaine et non élitiste. Mais je suis content d’avoir laissé ces témoignages Notre recherche continue mais sans nos amis marocains pour l’instant…. Maintenant cela fait 3 ans que nous n’avons pas joué avec eux, hélas. Aucun programmateur ne veut se risquer à nous programmer, malgré des articles en Pologne, au Danemark, en Norvège, aux USA et un réel engouement du public. Il y a trop d’obstacles, à commencer par les problèmes de visas !

- On en vient à Marokaït… Nommer les lieux c’est important ?

Les 6 pièces de cet album sont des adaptations d’ouvrages sonores populaires : Les mélodies, les rythmes et les structures sont restées quasiment identiques aux versions originales mais le tout a été résolument et consciemment passé au filtre de la texture sonore, des inflexions, des intonations, de l’esthétique et des savoir-faire de l’ARBF. C’est un des répertoires les plus exigeants et les plus difficiles qu’il nous ait été donné de mettre en œuvre. C’est un jeu permanent d’équilibre et de liberté entre maîtrise de grooves traditionnels ardus et provocation du chaos.

Bref. Nommer les lieux c’est important car la musique trad n’est rien d’autre qu’un paysage sonore des traditions, qui elles-mêmes sont un paysage humain imaginaire d’un écosystème géographique, d’une problématique d’un groupement humain à son environnement naturel. Les montagnes ou l’océan influencent la musique, comme les saisons, le bois dont sont fait les instruments, les chants des oiseaux, des insectes et toute la musique de la faune, l’histoire et les échanges culturels influencent la musique et ainsi une musique dite « traditionnelle » trouve sa parfaite justification, son essence, sa particularité dans son espace géographique propre. C’est ce qui la rend passionnante..

Avec quelques membres du label Fondeur de Son, notamment Pierre Tenne, nous animons une émission de radio une fois par mois sur Radio Libertaire. Toute la nuit nous diffusons des musiques traditionnelles d’un coin de la planète en tentant de les décrire et de les expliquer. Ça s’appelle Tumultum hominum [2].

Anti Rubber Brain Factory & Hmadcha (DR)

- Dès le début, il y a eu une volonté très « Do It Yourself », y compris désormais avec le label Fondeur de Son : c’est une direction voulue ou contrainte ?

Nous ne sommes pas les seuls dans ce cas-là. La réalité du milieu veut que nous fassions une grande partie des choses par nous-mêmes. Cela inclut la recherche de thune, la com (on fait nos sites internet, nos flyers…), la diffusion (nous démarchons pour trouver des dates), les pochettes de nos albums, parfois nos mix, même si, depuis le début, nous avons la chance de travailler avec l’ingénieur du son Ananda Cherer, qui investit son temps et son talent sur pas mal de nos productions.. Mais voilà, la problématique économique de nos musiques non-commerciales nous assigne à une sorte de fonctionnement artisanal, que nous acceptons avec joie car cela correspond aussi à une sorte d’idéal. Le forgeron, par exemple, fabrique le soufflet, se débrouille pour obtenir un peu de bois et faire le feu, creuse un trou et fond et façonne son minerai, sa matière pour créer un objet unique et utile. Notre matière, à nous, c’est le son. Nous sommes des Fondeurs de Son.

Nous préférons être comme le poisson, qui s’attrape avec du travail et se mange avec prudence (proverbe mexicain) et qui en plus glisse quand on veut l’attraper ; mais je pense que cette image ne parle pas forcement à grand monde car le poisson aujourd’hui, le plus souvent, est pané et s’achète en supermarché ! Le poisson, le vrai, a des écailles, des os. Il faut faire le tri dans la bouche. Voilà l’ARBF. Bon courage à toi auditeur !

- Quels sont les projets de Yoram Rosilio ?

Je voudrais bien répondre qu’il n’y en a pas ! Comme je l’ai dit plus haut, je cherche en ce moment à expérimenter ma vie dans l’improvisation totale et je m’y exerce en y accordant une attention particulière. Plus sérieusement, avec les potes du Fondeur de Son, on agit en ce moment pour mettre en réseau des collectifs de free music dans différents pays européens et créer des liens d’échange, d’entraide et de solidarité : c’est le projet Spime & Free Forms. Nous souhaitons aussi sortir de nouvelles productions avec le label LFDS Records : arrivent bientôt un beau trio de Nicolas Souchal, Matthias Mahler et Jean-Marc Foussat (Pavillon Rouge) et un nouveau disque très attendu du Healing Unit de Paul Wacrenier. Je prépare de mon côté un deuxième disque de Tikkun et finalise deux nouveaux disques de l’ARBF.

Sinon j’aimerais bien que les programmateurs fassent un peu leur boulot et prennent des risques ; puisqu’ils sont subventionnés pour cela. Le public mérite d’être surpris, bousculé. Et qu’on en finisse avec ce jazz aseptisé, froid, triste, pop-isé, que l’on nous sert à longueur de soupes et qui, selon moi, trahit tous les idéaux des musiques qui nous sont chères, je parle bien sûr de celles qui nous ont nourris, celle de Coltrane, de Parker, de Mingus, de Dolphy, d’Ayler. Nous avons besoin de mettre en avant un jazz combatif, revendicatif, aventureux et porteur de liberté, énervé aussi parce que nous n’avons pas d’autre choix que de poursuivre la révolte amorcée, et c’est là la responsabilité de tous les acteurs de la chaîne !

Aujourd’hui le gros problème, ce n’est pas que le jazz est mort (le jazz, la musique en général, il faut se la réapproprier, la sortir de l’institution, fuir le conservatoire, recréer des lieux de vie, de pratique et de partage…), c’est ce que beaucoup de programmateurs (pas tous heureusement) n’ont pas compris. C’est un sentiment qui gagne du terrain dans la profession, mais pas seulement : le public en a davantage conscience. Il est l’heure de faire bouger les choses !

Bref ! Tikkun tournera en Europe de l’Edst au printemps et j’en suis fort content !