Scènes

Jazzdor Strasbourg : une ouverture multikulti

Le festival ouvre l’édition 2023 avec une programmation tous azimuts.


Trente-huitième édition du festival Jazzdor de Strasbourg et un appétit de musique toujours insatiable. Des musicien.ne.s venu.e.s de près de cent cinquante pays différents, signe d’une diversité esthétique et d’une grande vitalité, sont attendus avec la qualité artistique pour seule exigence. Avec différents lieux comme terrain de jeu et la Cité de la Musique comme base, le festival s’étend sur quinze jours. Le weekend d’ouverture aurait même des airs de final inversé. Rien moins, en effet, que Bill Frisell, le vendredi soir et l’Orchestre National de Jazz le samedi.

Vendredi. Un pied posé à Strasbourg en descendant du train et c’est une atmosphère qui vient à soi. L’odeur des rues, mélange d’épices et de viande bouillie, les façades typiques en pierres marrons où l’ancien avoisine avec l’hyper-modernité d’une gare chrysalide servent de décor à un cosmopolitisme linguistique (français, allemand, anglais, polonais, italien, etc.) qui en fait réellement une ville à dimension européenne.

Bill Frisell trio © Teona Goreci

Au bar le Blue Note attenant à la Cité de la Musique, France Musique a installé l’émission Open Jazz pour lancer le festival. Alex Dutilh y reçoit Philippe Ochem, directeur de Jazzdor depuis « seulement » (c’est lui qui le dit) trente-quatre ans. On présente la programmation en écoutant des musiques. Durant la seconde partie, le discret Bill Frisell vient un peu parler de lui avec une modestie qui l’honore mais ne rend pas compte de la place d’importance qu’il tient dans le cœur d’un public large. Pour preuve le concert qu’il donne dans la grande salle remplie deux heures plus tard.

Au côté de son fidèle compagnon de route, le contrebassiste Thomas Morgan, avec qui il tourne également en duo (nous les avions vus en 2018) et du batteur Rudy Royston, le guitariste américain déroule un set impeccable d’un seul tenant. Dès l’entame, la musique circule et les mélodies séduisent l’oreille.
Évitant la surenchère, cherchant volontairement le moins d’effets superfétatoires possibles, le guitariste et le contrebassiste trouvent les conditions d’un dialogue mesuré où chacun articule quelques formules complexes dans les ellipses laissés en suspend par l’autre. Frisell par une virtuosité en creux évite les effets faciles de son instrument pour atteindre à une musicalité évanescente et indéfiniment coulante que le jeu de batterie souple fluidifie encore. Tout semble aller de soi, et si le trio gagne en complexité sans déborder de son chemin et de son allure sereine, il plonge l’auditoire dans un bien-être béat duquel il pourrait aisément ne jamais sortir.

A la suite du concert, retour au café pour écouter de manière lointaine, la formation Uassyn venu de Suisse. La foule dense et les bavardages les relèguent au fond de la salle. La rythmique intense et le saxophoniste décomplexé Tapiwa Svosve parviennent pourtant à imposer le respect et les têtes se tournent au fur et à mesure vers ce trio à découvrir.

Samuel Blaser © Teona Goreci

Samedi. 15h. Le premier concert se déroule dans le petit et confortable auditorium de la Cité de la Musique. Un public connaisseur s’apprête à recevoir le nouveau projet en trio du tromboniste suisse Samuel Blaser, fidèle du festival, à l’occasion de la sortie de Triple Dipple sur le label Jazzdor Séries.

Russ Lossing est au piano. Trop peu entendu en France, il a pourtant les qualités requises : connaissance élargie du clavier, science harmonique, nervosité des attaques et un sens du dialogue qui en fait un partenaire solide du tromboniste. Les deux se côtoient depuis de nombreuses années et leurs joutes puissantes structurent une musique tonique et généreuse.

Le batteur a pour nom Bill Mintz, jeune homme de 76 ans, il est une découverte (tout juste se rend-on compte qu’il figure sur Birdies for Lulu de Sylvie Courvoisier (chez Intakt 2014)). Maître de ses tambours, il possède une culture jazz inscrite dans la pure tradition et pourtant quel jeu ouvert ! Son instrument est des plus concrets : on y entend la peau, les baguettes et le cerclage de fer. Il les organise avec intelligence et un sens de l’espace indéniable ; capable de décentrer la paire trombone/piano pour l’amener ailleurs, puis, capable, dans une partie ardue, de partir sur un swing revigorant et inattendu.

Les compositions teintées d’un humour sarcastique ont la faculté de frapper la mémoire et d’y rester. Imposantes et anguleuses, bien souvent à tiroir, elles sont l’occasion de construction abstraite d’une grande force. Les trois musiciens enchaînent les acrobaties biaisées, des imbrications virtuoses qui en font une gymnastique intelligente. Le public chavire et dodeline de la tête.

Andreas Schaerer © Teona Goreci

Première partie de soirée, le trio Evolution est sur le devant du plateau. Il est le troisième groupe du festival invité dans le cadre d’un partenariat AJC-Pro Helvetica (pour Association Jazz Croisé réunissant un collectif de 87 diffuseurs) puisque, en musique comme partout, on fait toujours plus et mieux ensemble. C’est aussi l’occasion de fêter les vingt ans (un 11 novembre, « quel sens du timing ! » comme le souligne Philippe Ochem) de Jazz Passage, soirée franco-allemande facilitant les liens entre la France et l’Allemagne.

Andreas Shaerer est à la voix et au beat-boxing, Tim Lefebvre, méga-star dans son domaine, qui a notamment participé au dernier disque de David Bowie est à la basse et contrebasse,Kalle Kalima, déjà entendu ici l’année dernière avec Kuu !, encore une fois habillé d’une improbable combinaison, tient la guiare électrique. Il est leader avec Shaerer de ce duo augmenté qui propose un répertoire de chansons folk composées par leur soin.

Soyons honnête : nous pensions nous ennuyer et pas du tout. La simplicité de la musique comme celle des musiciens à l’interpréter, une certaine mélancolie dans la voix de Shaerer qui évoque Nick Drake ou Thom Yorke, nous emportent dans cette pop cathédrale. Le jeu physique de Kalima laisse entendre le métal de ses cordes et fait le spectacle au côté d’un Lefebvre toujours à propos. Les jeux de bouche de Shaerer ne peuvent que bluffer le spectateur par leur virtuosité. Jamais démonstrative pourtant, ils servent des chansons qui savent séduire avec douceur.

lorsqu’il s’agit de défendre une certaine idée de la création et du rôle de l’état dans la diffusion de cette création, beaucoup regardent ailleurs.

Deuxième partie : l’attendu Orchestre National de Jazz venu présenter Ex Machina, un des disques de la rentrée défendu ici. Le groupe est en tournée ; c’est à dire quatre dates seulement. De quoi s’interroger puisque, parmi les festivals, Jazzdor est le seul à accueillir la formation.

Et alors quoi ? Il y a loin des paroles aux actes et tout va trop souvent dans un seul sens. D’un côté, combien se plaignent que les pouvoirs publics ne soutiennent pas suffisamment le spectacle vivant ? Du même côté, combien en ont appelé, et à juste titre, à la puissance publique, lors de la pandémie de COVID-19 en 2020 pour les soutenir ? 
Dans le même temps pourtant, lorsqu’il s’agit de défendre une certaine idée de la création et du rôle de l’état dans la diffusion de cette création, beaucoup regardent ailleurs. Prétextant, le manque de curiosité d’un public qui a le dos large, on note surtout une frilosité de nombreux programmateurs qui ont abandonné le combat d’ accompagner à la découverte de nouvelles formes.

Steve Lehman et l’ONJ © Teona Goreci

En la matière nous voici servi. Une collaboration franco-américaine entre le chef Frédéric Maurin et le saxophoniste Steve Lehman construit un répertoire interprété par dix neuf musiciens. Des saxophones, des trombones, des trompettes, deux vibraphones, un logiciel, le Dicy2 (voir l’article), investissent la grande scène pour un programme en cinérama. Les titres sont amples et s’inspirent de la musique spectrale de Tristan Murail passée au filtre d’une esthétique actuelle. Des vibrations harmoniques fortement texturées s’animent sur un groove rampant et appuyé et déploient des tableaux non-figuratif qu’il faut prendre pour de la pure jouissance du son.

Le groupe tient son programme dans les doigts. L’interprétation est précise, tranchante, chirurgicale même, traversée d’impacts qui se fichent das l’oreille. Tour à tour, quelques solistes se détachent pour interagir avec la machine. Christiane Bopp notamment parvient à articuler la souplesse d’une langue improvisée et d’un vocabulaire contemporain.Ce programme rend compte de l’inventivité de créateurs qui sans renier les origines d’une musique la projette vers l’avant avec force.

Interlude. Il existe un quintet que personne n’entend, et dont tout le monde bénéficie. Les cinq membres permanents de l’équipe de Jazzdor, autour de Philippe Ochem, s’occupe de l’organisation de l’intégralité du festival, de même que de la saison, du festival de Berlin et maintenant celui de Budapest. Aidés en cela par des techniciens intermittents et quelques bénévoles, ils ne sont pas de trop pour faire vivre cette aventure à l’année et ne recule devant rien pour la rendre dynamique et parfaitement réussies dans ses rouages.

Dimanche. Pas de concert en soirée mais l’après-midi s’annonce copieuse. Retour dans l’auditorium avec le trio Couleur.S du pianiste lorrain Pierre Boespflug. Inspirée par les modes d’Olivier Messiaen, on attend une musique d’une immobilité transcendante, rigoureuse, voire austère, qui collerait à l’image du grand compositeur français. Il n’en est rien. Il faut dire que la présence d’Éric Echampard aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. La musique est en permanence en mouvement et les frappes sèches et précises du batteur la rendent d’autant plus vivante, complétée par le bassiste Jérôme Fohrer au service du propos et qui le sert avec justesse .

Les couleurs complexes de Messiaen jouées par Boespflug (qui décline son travail également en solo), parfaitement assimilées, servent la cause d’un jazz roboratif, pulsatile à bien des égards et qui gagne en puissance. Les phrases robustes s’achèvent dans une ponctuation finale sur des basses définitives qui, non seulement, rendent le discours incontestable mais emportent de surcroît l’adhésion le long d’un programme guidé avec volontarisme.

Lucian Ban, Mat Maneri et John Surman © Teona Goreci

Après un pause pour retrouver l’air qui manquait dans l’auditorium rempli, nous nous installons dans la grande salle. Le pianiste roumain Lucian Ban a étudié en profondeur les musiques populaires collectées par Béla Bartók en transylvannie. Au côté de Mat Maneri, au violon alto et d’une des figures du label ECM des années 70 et 80 John Surman à la clarinette basse, Transylvanian Folks invite à découvrir un programme nimbé de spiritualité.

John Surman est à son aise, voire dans son environnement naturel dans ce répertoire à la belle sonorité. La douceur très jazz du clavier égrène des mélodies ralenties dont on ne perçoit plus le folklorisme pour laisser la seule place à l’émotion. Souvent à l’unisson, chaque note du violon et de la clarinette dresse une colonne de magnifiques beautés où les timbres sont sculptés avec un travail d’orfèvre propice à la méditation. 

Polyphème vient clôturer ce weekend d’ouverture par un projet atypique. Le percussionniste franco-libanais Wassim Halal rencontre les membres du gamelan balinais Puspawarna. Dix musicien assis devant des claves métalliques (gangsa) et des marmites renversées (rayong) se lance dans des polyrythmies métronomiques qui fascinent l’oreille par la production de sonorités éclatantes ; l’œil n’est pas de reste, captivé par la dextérité mécanique que le collectif met en action pour les exécuter dans un seul geste ponctué de gongs profonds.

Polyphème © Teona Goreci

On assiste à une forme de musique répétitive tenant à la fois de Steve Reich et de la techno que la derbouka de Halal rend chaleureuse. Sur la deuxième partie du répertoire, le violoncelle électrifié de Anil Eraslan et le oud de Grégory Dargent ajoutent plus de densité encore à l’orchestre, sans amener le propos ailleurs toutefois.

Dans les jours qui suivent, Angelica Sanchez, Ramon Lopez, Barry Guy, James Brandon Lewis, Daniel Erdmann, le trio San (Satoko FujiiYuko Oshima, Taiko Saito), Myra Melford, Pascal Niggenkemper notamment, seront là, « de n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur, la musique est un cri qui vient de l’intérieur » comme dirait l’autre (et nous n’avons pas pour habitude de citer Bernard Lavilliers dans ces colonnes)