Tribune

Sue Mingus, disparition d’une âme sœur

Hommage à Sue Mingus, épouse de Charles Mingus, décédée le 26 septembre 2022.


Archives ownership and copyright © Charles Mingus Institute.

L’éternelle gardienne du temple Mingus n’est plus. Elle s’est éteinte dans un hôpital de Manhattan à l’âge de 92 ans, le 26 septembre 2022, quinze jours après son frère, qui, lui, était militant pour l’égalité des femmes et des hommes dans le monde du travail. Voilà qui vous pose une famille.

Sue Mingus / Archives ownership and copyright © Charles Mingus Institute.

C’est qu’il en fallait du courage en 1964, dans une Amérique tout juste convertie aux droits civiques des afro-américains, pour épouser l’un des porte-parole les plus enragés de la Cause Noire, Charles Mingus. Elle restera aux côtés de ce dernier jusqu’à son décès des suites de la maladie de Charcot, en 1979.
Les conditions de sa rencontre avec l’immense musicien, qu’elle relate dans son émouvant ouvrage « Pour l’amour de Mingus » sont pour le moins rocambolesques [1]. Alors que, jeune actrice underground issue de la bourgeoisie cultivée de la côte Est, fraîchement divorcée d’un sculpteur italien, fricotant peu ou prou avec la bohème beat (on lui prête une aventure avec le poète Allen Ginsberg), elle se retrouve dans le public du Five Spot, à New-York, et elle aperçoit le contrebassiste mangeant seul pendant la pause entre deux sets, « aussi intensément seul qu’un saint homme méditant son chakra ». Le mariage ne sera officialisé qu’en 1975 - la légende parle d’une cérémonie antérieure avec Ginsberg comme officiant -, mais Sue Graham devient véritablement l’âme sœur du génial compositeur. Elle est certainement plus consciente que les jazzmen, au mitan des années soixante, de l’impact de la pop sur les jeunesses occidentales mais elle se battra inlassablement pour que son compagnon ait toutes les cordes à son arc pour continuer à déployer sa créativité. « Sa musique n’était pas à vendre… Elle n’était pas non plus au service de ses convictions politiques. Il était trop artiste pour cela. Dans toute sa carrière je ne l’ai jamais vu accepter un compromis sur une note. »

Elle ne s’est guère livrée sur ses activités de manageuse officieuse de son mari. Néanmoins la façon dont elle narre sans pathos et avec un infini respect la dernière année de celui-ci vaut son pesant d’or. Mingus, devenu invalide, était trimballé sanglé sur un fauteuil sur la plate-forme de son pick-up, sur les routes cabossées de la région de Cuernavaca, au Mexique, à la rencontre de quelque bruja qui aurait pu soulager sa douleur par quelque décoction de plantes des montagnes. Quand l’amour se fait humour et inversement. Elle décrit également la dispersion des cendres de son époux dans le Gange, après son décès en 1979, comme un acte de tendresse, simplement.

Sue Mingus et les quatre contrebasses de Charles Mingus / Archives ownership and copyright © Charles Mingus Institute.

Elle va alors se vouer corps et âme à entretenir le patrimoine mingusien, le rendant accessible au-delà de la communauté des musiciens de jazz. Quand elle propose au batteur Danny Richmond et au tromboniste Jimmy Knepper, fidèles entre les fidèles parmi les musiciens du contrebassiste, de créer un orchestre dédié au répertoire de ce dernier, et qu’elle contacte par la suite les noms figurant aux dos des pochettes d’album, elle ne s’attend pas à ce que le succès soit au rendez-vous. Elle lègue les archives de Charles Mingus à la Bibliothèque du Congrès mais ne peut se résoudre à voir cette musique s’éteindre, tant elle est consciente que celle-ci intègre des pans entiers de l’expérience sensible des afro-américains, convoquant aussi bien la soul la plus graveleuse que le lyrisme le plus élaboré. Suite au succès de Mingus Dynasty, elle forme le Mingus Orchestra, un ensemble de dix musiciens dans lequel elle inclura une harpe, comme un souvenir de sa mère, qui, aimait-elle à rappeler, était une harpiste classique. Ce dernier ensemble donnera une version de la monumentale œuvre « Epitaph » au Lincoln Center, sous la direction de Gunther Schuller, en 1989 : 500 pages, une bonne douzaine de kilos ! Après, ce seront les tournées du Mingus Big Band à travers le monde.

Elle s’occupera de l’édition de recueil de partitions et fondera, grâce aux fonds récoltés par son inlassable travail de productrice de l’œuvre mingusienne, une fondation « non-profit », « Let My Children Hear Music », vouée à des programmes pédagogiques autour du répertoire de son défunt époux, notamment en direction des communautés laissées sur le bord de la route du « rêve américain » [2]
Charles Mingus lui aura dédié une composition : « Sue’s Changes ».