Chronique

Tobias Wiklund

Where the Spirits Eat

Tobias Wiklund (cornet), Simon Toldam (p), Lasse Marck (b), Daniel Fredriksson (dm)

Label / Distribution : Stunt Records

Du jazz chaud venu du froid ? La belle affaire ! On ne peut réduire à une telle caricature ce premier album en leader du cornettiste suédois, principalement établi au Danemark. Pour ce premier enregistrement en petite formation, Tobias Wiklund, qui s’exprime habituellement à la trompette dans des big bands scandinaves et plus rarement en petite formation, signe un album qui devrait l’imposer au firmament des jazzmen européens.

En choisissant de s’exprimer au cornet, il fait un sacré pied de nez à l’histoire officielle de cet instrument supposé roi qu’est la trompette. Il explore toute la palette des timbres d’un instrument trop souvent délaissé, escaladant des suraigus sidérants et des graves poignants, alternant valeurs longues et courtes, déployant des phrases sublimes avec un art consommé du silence et de l’élégance (l’usage modéré de la sourdine n’y est pas étranger). Au détour d’une ballade, il déploie un jeu confit d’émotion, par un vibrato poignant (« Smoke », superbe pièce évanescente). Les ondes bienveillantes d’un Don Cherry semblent avoir nourri son jeu, notamment par un sens affûté de l’universel, par-delà toute doxa jazzistique. Il révère aussi Louis Armstrong, reprenant avec une force spirituelle sans pareille des standards oubliés du jazz « hot » : « Song of the Vipers » et « Weather Bird », près d’un siècle après leurs éditions originelles, sont restitués avec toute leur joyeuse saveur émancipatrice, avec un profond respect pour ces monuments fondateurs (et avec pour seul accompagnement une contrebasse folle, délicieusement slappée).

En musicien expérimenté, il a su s’entourer de musiciens issus des scènes scandinaves les plus expérimentales pour s’aventurer sur des chemins improbables. Le pianiste égrène des chapelets de notes émouvantes dans un remarquable souci d’économie, et sait embarquer le groupe vers des moments de transe ne serait-ce que par l’effet d’une seule note (« Dancing to the Drum of No Conscience » : ce morceau est une saga dansante), sans jamais se départir d’un grand sens du swing qu’il se plait à détricoter pour emmener le quartet dans les limbes de l’indéterminé. Quant au contrebassiste, il joue des codes de la tradition en prenant un malin plaisir à alterner slap (encore un style de jeu « à l’ancienne » trop souvent dédaigné), pizzicato ou archet, pour mieux embarquer ses compères dans un maelstrom de nuances multicolores. Et ce batteur… possédé par quelque esprit malin, il est constamment à l’affût des propositions de ses compères : par-delà même les appels et réponses, les relances, il sait se faire lyrique tant aux balais qu’aux baguettes, convoquant des rituels archaïques et futuristes dans un même mouvement (ainsi de son duo avec le leader sur « Saved by You », sorte de marche « second line » décomposée), jouant non pas sur le temps mais bien autour de ce dernier, qui semble ainsi aboli.

Les compositions de Wiklund sont des bijoux d’oxymores laissant l’auditeur saisi de sensations contrastées, conjuguant par instants fugaces la spiritualité inattendue du « hot » et la chaleur paradoxale de l’expérimentation « free ». Dans sa quête mythologique, il veut nous amener « là où mangent les esprits » ? On en salive de plaisir !