Sur la platine

Mingus at Carnegie Hall

Plongée dans la réédition en vinyle du concert historique de 1974.


Entrer chez l’un de ses disquaires favoris, la boutique Total Heaven à Bordeaux. Extirper du bac de vinyles dédié au jazz la réédition 2021 « de luxe » en triple album par Atlantic du Mingus at Carnegie Hall. Ne pas hésiter trop longtemps en dépit du prix : soupeser l’objet, être béat devant les photos de la pochette, se dire que le personnel vaut plus que le détour, et que le répertoire a quelque chose d’éternel…

Le groupe donc.
D’abord le « Charles Mingus group » avec le contrebassiste démiurge entouré de sa garde rapprochée de l’époque. Soit, en 1974, le dévoué Dannie Richmond à la batterie (dont l’histoire rapporte que, lorsque Mingus l’embaucha, il savait à peine jouer de son instrument), le pianiste Don Pullen (connu pour son mix de discours free et d’élégance classique), le saxophoniste baryton Hamiet Bluiett (un virtuose que même Gerry Mulligan admirait) et le saxophoniste ténor George Adams (un maître de l’instrument, possédé par la tradition du blues profond, qu’il se plaisait à transcender). Et puis les « invités » : Jon Faddis, à la trompette, à peine vingt ans à l’époque et déjà en pleine possession de ses moyens ; Rahsaan Roland Kirk, ce saxophoniste aveugle pouvant - entre autres - souffler dans trois instruments à la fois (dont son fameux « stritch », une sorte d’alto droit au pavillon élargi et au son particulier) à la conscience afro-américaine affûtée et que Mingus avait recruté pour son Workshop au début des années soixante ; Charles McPherson, bopper suprême, sax alto au son d’une rare élégance dont Mingus appréciait les qualités musicales aussi bien qu’humaines, et qui gravitait dans la galaxie mingusienne depuis une décennie (il ne rechignait pas à donner son cachet pour une cause à laquelle le boss était attaché).

Le répertoire ensuite.
Pour ce 19 janvier 1974, juste trois compositions du boss. Deux thèmes ellingtoniens en diable : « Peggy’s Blue Skylight », avec ce qu’il faut de mouvements harmoniques pour que les solistes fassent ressentir toute leur verve créatrice ; « Celia », ce chant dédié à l’une des femmes de sa vie, oscillant entre ballade et swing au taquet. Et « Fables of Faubus », ce thème-manifeste pré-Black Lives Matter - pourrait-on dire aujourd’hui - sur lequel George Adams souffle ce qu’il faut de colère afro-américaine. Mingus lui avait d’ailleurs suggéré d’écouter Ben Webster avant de rejoindre son groupe. Mingus qui n’a cessé, avant le concert puis pendant, d’inciter les musiciens à jouer « dehors », ou « contre », c’est-à-dire de sortir des conventions harmoniques pour mieux en tirer la substantifique moelle. Le boss lui-même prend un solo aux accents gospels à la contrebasse, non sans se complaire à le tordre par des inflexions méphitiques.

C’est ensuite à une jam-session époustouflante que se livre le groupe. D’abord, ce thème funky en diable de Don Pullen, « Big Alice », dont le beat quelque part new-orleans emporte les musiciens et le public dans un maelström d’effervescence collective. Enfin, place au culte ellingtonien. D’abord avec « Perdido », ce quasi-blues aux accents latins (composé par le tromboniste Juan Tizol) sur lequel le trompettiste Jon Faddis semble possédé par l’esprit de Dizzy Gillespie. Mingus annonce une bataille de saxophones et c’est ce qui advient avec d’hallucinants passages de relais entre des musiciens aux personnalités somme toute différentes. En particulier avec « C Jam Blues » sur lequel les joutes sont comme autant de récits épiques, de conversations emplies de l’histoire du jazz - mention spéciale à Roland Kirk qui, après quelques facéties (qui d’ailleurs n’en étaient pas pour lui), cite des mélodies du boss et esquisse « A Love Supreme » de Coltrane avant que McPherson ne revienne à un phrasé des plus mélodieux -… pour terminer dans une improvisation collective volcanique soutenue par la walking-bass tellurique du leader.

Près de cinquante ans ont passé depuis cet enregistrement. Mingus, pourtant sous contrat avec Columbia, avait dealé une édition discographique avec Mercury. Le DJ et producteur Michael Cuscuna en avait alors informé Nesuhi Ertegun, le patron d’Atlantic qui, apprenant cette décision, avait tapé du poing sur son bureau en déclarant : « Mingus ne sait-il pas qu’il a un contrat à vie avec nous ? ». Un critique du New-York Times avait parlé d’une « accumulation de solos sans couleurs » (sic) à l’époque de l’édition originale. Par la suite, « C Jam Blues » et « Perdido » ont disparu des rééditions successives, se retrouvant parfois sur quelque obscur tirage, esseulés. D’aucuns auraient déploré le son « caverneux » de ce live : en cause, le fait que l’acoustique du Carnegie Hall n’était pas adaptée à l’amplification. Atlantic a pourtant décidé de ressortir l’intégralité de l’enregistrement à l’occasion du « Black Music Month » 2021. Histoire de régaler les mingusphiles de la planète ? De tous les musiciens présents, seuls Charles McPherson et Jon Faddis sont encore de ce monde. Les autres n’ont pas dépassé la soixantaine…