Chronique

Tigran Hamasyan Trio

New Era

Tigran Hamasyan (p), François Moutin (b), Louis Moutin (d), avec Vardan Grigoryan (Duduk, Shvi, Zurna).

Label / Distribution : Nocturne

Après World Passion en 2006, voici New Era, deuxième disque du jeune pianiste prodige aux mille prix : Tigran Hamasyan. Si les prix ne font pas le pianiste de jazz, ce que tout le monde répète à satiété, Hamasyan est l’exception qui confirme la règle. Force est de reconnaître qu’il met une dextérité effarante au service d’une musicalité éblouissante.

Ceux sont déjà familiers du pianiste peuvent passer directement au paragraphe suivant. Pour les autres, voici un bref aperçu de son parcours. Il est né en 1987 – ce qui ne transparaît pas dans sa musique. Dès ses sept ans, il est clair pour ses proches qu’il sera musicien de jazz (sic). Le jeune garçon embrasse la carrière par la voie des concours, où il glane un palmarès impressionnant. Son premier prix à la Thelonious Monk Jazz Competition lui ouvre les portes de l’University of Southern California à Los Angeles, où il s’est installé en 2006 pour y poursuivre ses études musicales. C’est à Stéphane Kochoyan que le public français doit la découverte de cet artiste : ce dernier lui propose une tournée des festivals français en 2001 après l’avoir écouté au festival de Yerevan.

Ceux qui sont déjà familiers des instruments traditionnels arméniens peuvent passer directement au paragraphe suivant. Grigoryan est passé par les écoles de musiques de Yerevan avant de s’orienter vers le jazz et de devenir membre de l’éminent Armenian Navy Band, orchestre qui oscille entre jazz et folklore. Les instruments de prédilection de Grigoryan méritent une brève description :

  • le duduk est une flûte à bec à sept trous sur le devant plus un à l’arrière, avec un bec large et un son plutôt grave ;
  • le shvi s’apparente à un sifflet à sept trous, sur lequel on change d’octave en modulant son souffle. Il a une sonorité plus aiguë que le duduk ;
  • le zurna est un instrument à anche double, très populaire au Moyen-Orient, dont le corps est le plus souvent en bois et terminé par un pavillon.

Bienvenue à ceux qui nous rejoignent après ces intermèdes biographiques. A Hamasyan et Grigoryan s’ajoute une section rythmique qu’il est inutile de présenter : les frères Moutin. Pour clore la partie des détails techniques, il ne reste qu’à préciser que l’enregistrement s’est déroulé au studio La Fonderie près de Paris…

New Era est placé sous le signe du folklore car, comme l’écrit le pianiste à propos du morceau éponyme : « Chacun de nous doit se rappeler d’où il vient pour conserver ses traditions, parce que ce qui fait que le monde est beau, c’est la diversité entre les traditions des différentes cultures ». Et, pour joindre la musique à la parole, le répertoire de l’album s’articule autour de deux morceaux traditionnels arméniens ; deux standards de jazz modernes à souhait : « Well, You Needn’t » de Monk, « Solar » de Miles Davis ; et six compositions d’Hamasyan.

Nourris d’influences variées, les thèmes du pianiste ont des points communs avec ceux des boppers : ils sont courts et rythmiques. Dans l’ensemble, les motifs mélodiques sont réussis (« Leaving Paris ») et les influences arméniennes ajoutent une touche piquante (« Gypsyology »). Sorti pendant son « exil » en Californie, New Era est empreint d’une nostalgie saine (« Forgotten World ») : le passé est présent, mais sans vains regrets.

Côté musiciens, l’empathie est évidente entre les frères Moutin et Hamasyan. Leur accompagnement dynamique dans une veine post-bop met bien en relief la musique du pianiste : belle sonorité intense et solos élégants de François le bassiste et enthousiasme contagieux, mais qui sait se faire discret quand il le faut pour Louis le batteur. La note folklorique qu’apporte Grigoryan sur deux plages apparaît davantage comme une couleur exotique que comme une réelle modification de la palette sonore du trio. Quant au pianiste, son jeu est redoutable : précision du toucher, clarté de l’articulation, maîtrise des ornements, puissance sonore, vélocité féline… Hamasyan a vraiment mis un Tigran dans son piano !

New Era est un disque plein d’idées, à l’image de la version « reggae-isante » de « Well, You Needn’t », des bidouillages vocaux ou électros, voire des digressions folkloriques. Cela dit, Hamasyan a peut-être voulu mettre trop d’idées dans un seul disque : il aurait pu parfois pousser plus loin ses développements ; certains effets peuvent paraître incongrus, certains contrastes abrupts nuisent à l’homogénéité de l’ensemble.

Cela dit, New Era mérite incontestablement sa place dans la discothèque de l’amateur : cet album est plein de vitalité, de moments uniques et, surtout, de ce sentiment qu’Hamasyan a tout pour révolutionner le jazz mainstream : les idées, la technique, la culture et… l’avenir !


  1. « Part 1 : Homesick » (7:49).
  2. « Part 2 : New Era » (5:50).
  3. « Leaving Paris » (5:04).
  4. « Aparani Par (The Dance Of Aparan) », danse traditionnelle arménienne (11:53).
  5. « Well, You Needn’t », Thelonious Monk (4:20).
  6. « Memories From Hankavan And Now » (7:56).
  7. « Gypsyology » (9:49).
  8. « Zada es (You’re An Ill-fated Girl) », chanson traditionnelle arménienne (10:05).
  9. « Solar », Miles Davis (8:22).
  10. « Forgotten World » (6:26).

Toutes les compositions sont signées Tigran Hamasyan, sauf indication contraire.