Scènes

Jazzycolors 2006 (1)

Arc-en-ciel de notes pour quatre automnes…


Pour sa dernière année à la tête de Jazzycolors, le festival de jazz des instituts culturels étrangers de Paris, Michael Wellner-Pospisil, directeur du Centre Tchèque et fondateur du festival, peut être fier : il a réussi à fédérer dix-sept instituts qui proposent des musiciens de leurs pays, dans sept salles parisiennes, pendant quinze jours…

Comme le dit avec humour Wellner-Pospisil : « Jazzycolors est un festival de musiciens célèbres, mais inconnus » car si les groupes présentés sont des stars dans leurs pays, ils le sont rarement en France. Jazzycolors nous donne l’occasion d’élargir notre horizon musical et confirme une fois de plus que le jazz est bien un idiome international.

  • Féerie ibérique à l’Institut Cervantes - Lundi 13 novembre 2006
    Agustí Fernández (p), Baldo Martínez (b) et Ramón López (dm)

C’est à l’Institut Cervantes que revient l’honneur d’inaugurer Jazzycolors cette année. Bonne acoustique, vue dégagée sur les musiciens et sièges confortables : l’amphithéâtre flambant neuf est tout indiqué pour accueillir le trio de choc qui ouvre les débats. La rencontre de ces trois figures majeures du jazz ibérique est un événement exceptionnel car l’un vit à Barcelone, l’autre à Madrid et le troisième à Paris…

Ramón López, installé en France depuis 1985, est loin d’être un inconnu ici. Ses talents de batteur et de percussionniste l’ont amené à jouer dans de nombreuses formations, dont l’Orchestre National de Jazz de Didier Levallet, le Lousadzak de Claude Tchatmichian ou le récent Flowers Trio avec Sophia Domancich et Joëlle Léandre. Il est à ce point intégré dans le paysage de la musique improvisée française qu’il est même enseignant au vénérable C.N.S.M. de Paris. Baldo Martínez est sans doute moins familier des oreilles françaises. Venu de la belle Galice et basé à Madrid, c’est l’un des piliers de la « contrebasse d’avant-garde » en Espagne. López et lui jouent ensemble dans le Joachim Kühn Iberia Trio. Parallèlement, Martínez dirige Miño, un combo de neuf musiciens dont le répertoire tourne autour de la musique traditionnelle galicienne. Il tourne également avec le Baldo Martínez Grupo ou son quartet acoustique, et joue en duo avec le clarinettiste et saxophoniste italien Carlo Actis Dato. Quant à Agustí Fernández, originaire de Palma de Mallorca, il a élu domicile à Barcelone. Élève de Iannis Xenakis et admirateur de Cecil Taylor, c’est un des pianistes les plus actifs de la scène des musiques improvisées espagnoles avec son Trío Local en compagnie de Joan Saura (sampler) et Liba Villavecchia (saxophones), son duo avec le violoniste allemand Christoph Irmer, ses collaborations avec le danseur espagnol Butoh Andrés Corchero ou ses concerts avec le groupe Folding Spaces de Butch Morris. Tous trois entament la soirée par une ballade sophistiquée ; le jeu de Fernández, calme, ferme et introspectif rappelle celui du Keith Jarrett free. À l’opposé du drumming linéaire, López, fin coloriste, place ses accents par touches en réagissant fort à propos aux idées du pianiste. Et Martínez a une superbe sonorité, grave et profonde, qu’il met au service d’un jeu intense. Dès le premier morceau, la connivence du trio est claire et le « trilogue » s’avère passionnant.

Ce triumvirat, tant il est vrai que les musiciens partagent le pouvoir musical, s’applique avec un soin méticuleux à maîtriser l’axe sonore : clarté des voix, mise en place aux petits oignons, équilibres subtils des nuances et des volumes… Et une gestion particulièrement habile de la tension (Jarrett n’est pas si loin) : les morceaux commencent dans le calme, mais un calme déjà tendu ; puis ils grimpent en puissance, tout en restant bridés, et, enfin, explosent dans une avalanche de roulements, d’accords et de splashes. Fernández alterne jeu free et contemporain, block chords et mélodie, et reste dans le registre de l’intimité, notamment sur un splendide « Lonely Woman ». Martínez conserve une densité d’expression en toute occasion, y compris à l’archet, et son solo dans l’introduction du cinquième morceau est fantastique, autant par sa créativité et sa musicalité que sa sonorité. López est impressionnant : d’abord pour cette énergie doublée d’un sens aigu de l’écoute, ensuite pour les bidouillages sur percussions en tous genres qui, utilisées à bon escient, contribuent redoutablement à l’ambiance des morceaux.

A la suite de ce concert, les organisateurs avaient prévu un bœuf avec les musiciens de Jazzycolors et, en maître de cérémonie à la batterie, le parrain du festival, Daniel Humair. C’est peut-être une bonne idée en soi, mais après un trio aussi remarquable et une musique aussi intense et passionnante, difficile de redescendre de son nuage… Comme Humair ne semblait pas non plus particulièrement motivé, il y eut deux morceaux « pour le principe »…

  • Galore à Marle - Mardi 14 novembre 2006
    Fabian Kallerdahl (p), Per « Flamman » Westling (g), Stefan Wingefors (b) et Lars « Lade » Källfelt (dm)

Galore, c’est Fabian Kallerdahl, pianiste élu meilleur artiste de jazz suédois en 2006, qui partage son temps entre ses deux groupes : le quartet Galore et le trio MusicMusicMusic qui a sorti un premier disque, Macbeth, autour de l’œuvre de Shakespeare.]], Per « Flamman » Westling, « transfuge » du pop-rock (en marge de ses tournées avec Galore, il a monté le trio « Flamman » où il joue de la guitare et chante dans un style proche de Neil Young), Stefan Wingefors qui, essentiellement bassiste de jazz, accompagne également des musiciens hors musiques improvisées tel le chanteur Daniel Lemma, et enfin Lars « Lade » Källfelt, batteur très actif en Suède qui s’est notamment illustré en accompagnant la chanteuse Miriam Aïda, connue pour son jazz mâtiné de rythmes brésiliens. Le quartet, qui a fait salle comble au Duc des Lombards le 11 novembre, prend possession de la petite salle du Centre culturel suédois, dans le somptueux hôtel de Marle. Gai luron dégingandé, Kallerdahl s’efforce de présenter ses compositions et son groupe en français, ce qui provoque l’hilarité du public à plusieurs reprises. Pour être souvent drôle, la musique de Galore n’en est pas moins ambitieuse. Le quartet mise sur un jeu d’ensemble puissant, des mélodies pleines d’humour et une partie rythmique groovy. Un esprit « jazz-pop » de Galore dans la veine de The Bad Plus. D’ailleurs, comme dans la pop, Galore soigne son look, vend des polos, promeut son disque à la manière d’un groupe de rock…

Côté musique, Kallerdahl, qui a un toucher puissant, affectionne le registre médium-grave de l’instrument, joue beaucoup avec les contrastes de volume et de tempos, et a un penchant pour les morceaux vifs. Westling est un guitariste porté sur la mélodie, avec des interventions qui privilégient les longues lignes sinueuses plutôt intimistes. Ses contrepoints et questions-réponses avec Kallerdahl ne manquent pas de piquant. Visiblement Wingefors et Källfelt s’entendent comme larrons en foire. Le bassiste a un phrasé concis et aéré qui trouve son prolongement naturel dans le jeu plein et dense du batteur. Cette complémentarité permet à la section rythmique d’assurer une pulsation qui contribue grandement au caractère groovy de la musique de Galore.

  • Couleurs coréennes au Centre culturel suédois - Mercredi 15 novembre 2006
    Lim Mi-Jung (p), Nadge Noordhuis (tp, bugle), Joris Teepe (b) et Joost van Schaik (dm)

Lim Mi-Jung, pianiste coréenne, a complété sa formation classique au Berklee College of Music et à la Manhattan School of Music. En 2006 elle sort son deuxième disque, In The Rain, consacré à ses propres compositions (le premier, Flying, sorti en 2003, l’avait vue collaborer avec Tom Harrell, George Garzone…) et donne ses premiers concerts à Paris en compagnie - outre la trompettiste Nadge Noordhuis -, du bassiste Joris Teepe. Celui-ci fait partie des bassistes européens qui, à l’instar de Dave Holland, Miroslav Vitous, George Mraz… se sont installés aux États-Unis. Mais à l’inverse de ses pairs, il continue de partager son temps entre New York et Amsterdam. Après avoir pris des cours avec Ron Carter, il a joué avec un grand nombre de musiciens de la scène new-yorkaise, compte huit albums en leader et une trentaine en sideman : outre Mi-jung, il a enregistré avec Chris Potter, Randy Brecker, Rashied Ali… Elle a également a ses côtés le batteur hollandais Joost van Schai, que les Belges connaissent bien : il a fait partie du trio de Nathalie Loriers, a joué avec Ivan Paduart et reste le batteur attitré du trio de Philip Catherine avec Phillippe Aerts à la basse).

En plus de « Laura » et « Pinocchio », le quartet joue quatre compositions de Mi-Jung. Les musiciens entament la soirée avec « Walkin’ The Riverside », un morceau be-bop classique : thème - solos - thème, walking et chabada. L’ensemble est bien mené, mais la basse et surtout la batterie étouffent peut-être un peu Mi-Jung (c’est également le cas dans le bis, « Six Steps In Red »), dont le jeu est plutôt délicat. Cela dit, Schaik est certes un batteur puissant, mais varié, et pendant tout le concert s’efforce de « pousser » le quartet. Dans « In The Rain », jolie ballade-titre du deuxième album de la pianiste, la section rythmique adapte sa puissance ; Schaik déploie toute une palette d’effets sur les cymbales, tandis que Teepe place des accents groovy çà et là. Noordhuis prend un solo inspiré et émouvant au bugle. Quant à l’improvisation de Mi-Jung, elle balance bien, et les contrepoints avec la basse et la batterie qui concluent le morceau sont réussis. « Flying » et « Laura » ronronnent, puis le quartet donne une lecture particulièrement savoureuse du « Pinocchio » de Wayne Shorter : basse et batterie introduisent le thème sous la forme d’un dialogue vif et pimenté. Mi-Jung et ses compères proposent une version faite de changements de rythmes et d’échanges incisifs.

Lim Mi-Jung propose une musique parfois inégale, mais avec des moments qui laissent espérer que la pianiste reviendra roder « son quartet européen »…