Entretien

Timothée Quost

À l’orée du changement.

Photo © Christian Taillemite

Rencontre avec un musicien voyageur.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis musicien, trompettiste, à la fois compositeur et improvisateur, deux démarches différentes que j’endosse totalement. J’ai commencé à étudier la trompette avec le classique et le jazz, pour ensuite réellement approfondir le jazz au Conservatoire de Paris. Parallèlement à mes études, j’ai toujours eu des projets de groupes. Au Conservatoire j’ai créé des formations dès le départ. Le domaine où je suis très autodidacte, c’est la composition. Quant à mon travail d’improvisateur, il a beaucoup évolué dans le temps. Au départ, ce qui m’intéressait c’était surtout l’écriture, comment ramener la musique contemporaine dans le jazz. Mon approche était plus classique jusqu’à ce que je plonge vraiment dans les musiques improvisées, et c’est là que j’ai commencé à développer ce système avec mon micro, haut-parleur, ce qu’on peut entendre sur mon dernier album en solo.​

Comment s’articule le travail entre improvisation et composition ? Comment l’un et l’autre se distinguent et se rejoignent ?

C’est un sujet qui m’intéresse beaucoup et que j’ai pas mal creusé, ce fut d’ailleurs le sujet de mon mémoire au CNSM ! Bien que l’improvisation ne soit pas exclusive au jazz, c’est vrai que les musiciens qui sont le plus habitués à pratiquer l’improvisation dans la composition sont les jazzmen. Pour moi ça a toujours été très naturel de combiner les deux. C’est en poussant ma pratique, en l’affinant, que j’ai commencé à en extraire les problématiques. L’écriture a beaucoup de degrés de précision possibles : une même idée musicale peut se noter de manière très précise, ou de manière très ouverte, laissant l’interprète libre de ​« composer également​ » en temps réel à travers quelques indications du compositeur initial. Tous ces degrés différents de précision de l’écriture peuvent être considérés comme des degrés de liberté dans l’improvisation. Quand je commence à travailler, j’ai une idée des musiciens à qui je m’adresse. C’est ce qui va décider principalement quelle mesure aura l’improvisation.

mon instrument, je le connais par cœur, j’en connais chaque facette, je sais où aller chercher les sons

Vous avez déclaré que le choix des instruments découle de l’intention du compositeur et non l’inverse. Est-ce que ça veut dire que vous pourriez sortir un disque sans trompette si cette dernière ne correspond pas à l’intention ?

Je pense toujours la même chose globalement, mais par contre je pense l’inverse concernant l’instrument (rires). ​En fait, cela représente deux démarches différentes. L’instrument peut être lui aussi une impulsion, une inspiration ou tout simplement une contrainte. C’est vrai qu’on pourrait presque considérer qu’il n’y a pas de trompette dans mon album solo par exemple. Je me suis posé cette question lorsque j’ai commencé à pratiquer l’improvisation libre, bruitiste : si, finalement, on est sans cesse en train de chercher des recoins sonores nouveaux, non attendus ​« classiquement​ » avec nos instruments, pourquoi utiliser les instruments ? Quand je suis en train de racler ma trompette ou ​de taper dessus, je pourrais tout aussi bien trouver un bout de métal qui sonne bien mieux. Mais il y a quelque chose qui s’insère là-dedans : c’est l’idée de l’instrument. Au-delà de ce qu’il peut nous proposer comme possibilités ​sonores, comme modes ​de jeu, d’interaction avec le son ou le groupe, le fait d’avoir un instrument dont on est vraiment possesseur, dans le sens ​où on le pratique, ​permet de créer tout un corpus de gestes instrumentaux qui devient un langage personnel, naturel, faisant presque corps avec l’instinct. Alors on sort peut être un peu de l’expérimentation pure et dure. Donc non : je ne m’imaginerais pas sortir un disque sans trompette​, sans MA trompette. Dans Before Zero Crossing, ​ma trompette est vraiment bizarre, mais c’est ça mon instrument, je le connais par cœur, j’en connais chaque facette, je sais où aller chercher les sons qu’il recèle. C’est très important que l’instrument soit comme imprimé dans le corps.

Photo ©Christian Taillemite

Vous parlez de « Before Zero Crossing » comme d’un carnet de voyage. C’est le fruit de votre séjour au Danemark ?

C’est même le résultat d’un voyage bien plus long. En septembre 2016, j’ai souhaité prendre une pause dans mes études, stopper le conservatoire pour un an et voyager. J’avais envie de couper avec la ville, et puis je voulais profiter de ce temps-là pour faire des choses que je ne peux pas faire au Conservatoire à Paris. C’est là que j’ai commencé à utiliser cet outil : micro, haut-parleur et mixeur, avec ma trompette. Et de travailler ça de manière radicale et intense. Je suis donc parti d’abord en Slovénie, où j’ai vécu deux mois dans une cabane en pleine forêt, seul avec des bouquins, des disques, des partitions. Je m’enregistrais tous les jours, j’écoutais les prises, je travaillais les sons. Le travail concret avec ce dispositif a vraiment démarré là, et j’ai commencé un périple d’un an et demi. Après la Slovénie, je suis allé en Belgique, en Italie, au Canada, au Maroc. J’ai rencontré pas mal de musiciens, j’ai expérimenté des conditions de vie plus rudimentaires, de vivre tout seul déjà, mais aussi avec presque rien, parfois sans électricité ni eau. J’avais vraiment besoin de revenir à quelque chose de très basique.

ma musique a changé parce que j’ai commencé à m’amuser avec ce micro, ce haut-parleur

Quand je suis parti, j’avais en tête une phrase qui tournait en boucle : « ma musique va changer ». En effet ça a changé, mais pas comme je m’y attendais. ​Avant, me focalisant plus sur la composition, je travaillais par projection. Je voulais atteindre quelque chose, et je mettais tout en œuvre pour. Mais là, ma musique a changé parce que j’ai commencé à m’amuser avec ce micro, ce haut-parleur, et le changement a eu lieu de manière très intuitive, ​à mon insu, c’est-à-dire que jour après jour, en jouant, en m’appropriant cet instrument, en ​découvrant de nouveaux recoins, j’en suis arrivé à construire quelque chose d’assez conséquent, ​et de nouveau pour moi. Et j’en étais presque surpris car je n’avais pas contrôlé l’orientation de ce changement. Tout s’est fait par la pratique, ​de manière expérimentale, c’est assez génial comme sensation.

Et c’est au Danemark que tout cela a pris la forme d’un disque ?

Oui, j’ai poursuivi le travail en arrivant là-bas et je me suis dit : à la fin de mon séjour au Danemark, j’enregistre un disque. J’ai fait venir Julien Podolak, l’ingénieur du son avec lequel je travaille depuis longtemps, et on a passé une semaine à faire des prises de son. En solo, duo, des interviews dans la rue, des choses improbables, comme dans un hall en cours de destruction, où j’ai fait un duo de trompette avec une pelleteuse. Ça, ce sera sur un vinyle qui sortira au printemps. Il s’agit des mêmes sessions d’enregistrement mais c’est une autre musique. Donc ce disque est vraiment le carnet d’un voyage d’un an et demi. Trois semaines après l’enregistrement, j’étais de retour en France et je reprenais le Conservatoire.

Où s’est déroulé l’enregistrement ?

La plupart des prises ont été faites dans une ancienne église qui s’appelle Koncertkirken, où se tiennent des concerts de musique de la renaissance, classique, contemporaine, free-jazz, d’improvisation. D’autres prises ont eu lieu dans la rue, un peu partout en fait. Pour la première prise du disque, on entend le vent, la mer, et puis un bruit étrange au milieu. En réalité j’étais au musée avec mon ami Pierre Juillard, qui a composé deux pièces pour ce disque ; en sortant il a allumé son enregistreur, ​j’ai fait deux-trois sons à la bouche, comme ça : on s’amusait. Puis finalement, 6 mois après il me dit « on va garder ça pour faire la première piste du disque ! » J’ai dit OK. Elle est enregistrée à la sortie du musée de Louisiana, sur le littoral danois, sur une corniche surplombant la Baltique.

Louisiana Museum, la corniche sur l’Øresund

Les morceaux n’ont pas de titre. Vous ne vouliez pas mettre de mots sur tout ça ?

C’est exactement ça, je n’ai pas voulu mettre de mots là-dessus. Je voulais que ça reste ouvert, que les gens ne sachent pas trop ce que c’est, qu’ils le mettent dans leur ​lecteur CD et se laissent complètement emmener, que ça soulève des questions : de quoi s’agit-il au juste ? On entend des gens qui parlent, ou de la musique mais on ne sait pas trop de quel instrument il s’agit. Que ce soit assez mystérieux.

Il y a quand même les mots du titre. Quel est le sens ici de Before Zero Crossing ?

Quand j’étais en Slovénie, à vivre cette expérience en solitaire, je ne sais pas pourquoi, mais au bout d’un moment j’avais cette idée en tête : Before Zero Crossing, qui est toujours lié à cette histoire de changement. Le sens premier de la phrase c’est ça : on a une courbe, une sorte de sinusoïde, le zero crossing c’est quand elle coupe le zéro, c’est le moment exact où elle est entre deux états. Globalement, dans la vie, j’attends toujours que les choses changent. Il y avait quelque chose qui m’intéressait avec cette idée de se sentir toujours à l’orée d’un changement, de n’avoir jamais vraiment l’impression qu’il arrive, parce qu’en réalité tout est assez linéaire et continu. Finalement c’est un titre un peu désuet par rapport au moment où est sorti le disque, mais c’est ça qui l’a engendré. Et ce qui est marrant, c’est que finalement, toute cette aventure qui a duré un an et demi a changé énormément de choses et ma musique a changé. Du coup, c’est comme si ça avait marché !

Cette attente part d’une certaine insatisfaction ?

Oui, nous sommes forcément un peu insatisfaits de plein de choses. Par exemple, je suis un grand insatisfait de ma musique. Donc ça donne envie d’autre chose. Je voulais entendre autre chose de moi. Quand on donne vie à des projections, ​des « instincts », ce qui ​peut être une manière de voir la création, c’est forcément moins idyllique que dans notre imagination. Il y a quelque chose d’étrange quand on est compositeur, c’est que l’on n’aura jamais la même écoute qu’un auditeur lambda, parce qu’on sait ce qui va se passer. C’est pour ça que j’adore la première écoute, celle où on est un tantinet surpris de ce qu’il se passe. Et puis après, lorsqu’on l’a écouté 12 fois parce qu’il le fallait, ça me rend complètement fou (rires). J’ai du mal avec ça, connaître sa musique dans ses moindres recoins, ne plus être surpris.

Photo ©Christian Taillemite

C’est plus facile de proposer cette musique au Danemark ?

Ça a été assez facile en réalité, mais il y a plusieurs choses qui jouent. Il y a un côté un peu exotique. Comme dit le proverbe, nul n’est prophète en son pays. Un musicien de Paris arrive et met sur la table un projet ficelé, solide et qu’il maîtrise, les gens sont immédiatement réceptifs. C’est ce qui s’est passé. Je suis arrivé au Danemark, et lorsque je jouais, pour la première fois de ma vie les gens me disaient avec beaucoup d’enthousiasme « c’est incroyable » ou « c’est excellent ! », ça fait du bien à l’égo (rires). Mais je me suis rendu compte en voyageant qu’on a un rapport à la culture très fort en France, tout comme en Italie ou en Allemagne d’ailleurs. On a une longue histoire de ce côté-là, et pas seulement poussiéreuse. Je pense que ça amène quand même quelque chose de différent. J’en parlais avec des Danois qui étaient assez d’accord avec ça. Ça m’a questionné, je pense qu’il y a quelque chose de culturel derrière cela.

la situation économique de ces musiques expérimentales se prête plus à la forme en solo

Que représente pour vous le fait de jouer en solo ? C’est une liberté totale ?

Complètement. Après presque 10 ans à faire de l’organisation, à composer pour des ensembles, caler des répétitions, diriger des musiciens, chercher de l’argent, etc. lorsque j’ai commencé à jouer en solo, je me suis aperçu que je pouvais booker un concert en 2 secondes. Je n’avais besoin de contacter personne ; si le lieu ou le catering laissaient à désirer je n’avais personne pour s’en plaindre. Ça a été une véritable révélation. Même en terme de composition. La complexité d’un projet collectif est sans rapport avec celle d’un projet solo. Seul, j’arrive, je m’installe et je joue un concert d’une heure, point. Je fais une musique qui me plaît tout autant. Et puis je crois que la situation économique de ces musiques expérimentales se prête plus à la forme en solo, aussi parce qu’il n’y a pas d’argent, pas de temps. Et que quelque part, cela offre à l’improvisation un cadre plus adapté, plutôt que de travailler pendant des mois un projet qui ne sera joué qu’une fois. C’est terrible de dire ça, mais c’est la réalité économique.

Quels sont les projets à venir ? Quelque chose avec le Quostet ?

Les autres me harcèlent pour qu’on reprenne (rires). Mais pour moi ce n’était pas possible jusqu’en juin dernier, trop de travail. Et depuis, je manque de temps, et le Quostet en demande beaucoup. Donc ça ne m’attirait pas pour le moment​, mais en 2019, on va reprendre. ​C’est mon plus ancien groupe, j’y suis très attaché, c’est ma famille. ​J’ai aussi d’autres projets. Je prévois une résidence dans le Cantal, un projet sur six mois, de janvier à juin 2019, avec des interventions en milieu scolaire ; nous mettrons en place des concerts chaque mois, en faisant intervenir différents artistes auprès des enfants. On travaillera aussi avec les élèves sur le patrimoine culturel de leur environnement, afin d’en tirer des créations musicales. Ce sera aussi une résidence de composition, où s’insérera la nouvelle création avec mon orchestre LikΣn. Parallèlement à tout ça, j’ai le projet d’un nouveau groupe au Danemark. L’année s’annonce donc chargée !