Chronique

Tocanne / Domancich / Gaudillat / Läng

Sea Song(e)s

Bruno Tocanne (dm, perc, direction artistique), Sophia Domancich (p, fender), Remi Gaudillat (tp, bugle), Antoine Läng (voix, effets, clavier)

Label / Distribution : Cristal Records

La vie quotidienne du « jazz critic » a pris un tour délicat, dans ces dernières années. Jusqu’ici, et bon an, mal an, il avait un « album » [1] à écouter, la plupart du temps référé à un ou une « auteur.e » (voyez déjà !) qui assumait la responsabilité du « projet » (là encore !!!). Bon. Maintenant le plus souvent on cherche QUI est le chef caché derrière l’égalité formelle des interprètes, listés comme s’ils s’étaient tous retrouvés dans le studio pour enregistrer (et après tout, pourquoi pas ?). Quand on l’a trouvé il n’est pas rare qu’il faille d’abord écouter un ou plusieurs autres « albums » (voir plus haut), qui ne sont pas liés à l’histoire des diverses œuvres du musicien, mais extérieur à son champ, et surtout disons-le à notre champ, habitués maniaques que nous avons été à ne jurer que par le jazz et autres musiques majeures, comme aurait dit Serge Gainsbourg après quelques autres.

Cela dit, le nom de Robert Wyatt ne m’est pas étranger complètement : en 1974 j’avais 32 ans, je n’écoutais pas de « rock » (depuis l’âge de 16 ans je me méfie de ce mot et de cette chose), mais je laissais traîner les oreilles au festival Sigma à Bordeaux. Et puis j’avais appris que ce batteur avait eu un accident et avait dû repenser sa façon de faire de la musique. Voilà. Mais Rock Bottom, je ne connaissais pas. Donc, pour comprendre il me faut d’abord aller à la source, non ? Je sais, rien n’est obligatoire au fond. Et « gardez-vous de comprendre... » Qui dirige ce groupe ? À qui fait-on référence dans cette musique ? Au fond, on s’en moque un peu. Contentez-vous d’écouter la musique et de dire ce que vous en pensez. Et si vous passez à côté d’allusions essentielles, tant pis.

Ma sauvegarde, dans la vie, je l’ai toujours trouvée du côté des femmes. Et ici, ça tombe bien, c’en est une que je connais un peu et que j’aime beaucoup, Sophie Domancich. J’ai mis du temps à comprendre (quel balourd je fais, dans son trio, entendu à Itxassou il y a des siècles, il y avait Paul Rogers, sujet - à l’époque - de sa majesté la Reine !) qu’elle entretenait un rapport particulier avec le Royaume Uni, UK. Chose utile dans ce cas de figure et dans bien d’autres, car la Manche reste une étendue d’eau difficile à franchir, quand on s’inscrit dans ce qui se nomme, bien ou mal, « jazz ». Regardez encore aujourd’hui : Keith Tippett joue souvent chez nous ? Et Julie Tippetts qui fut Driscoll ? Et les autres ? Quels autres ? Il y a des DVD entiers consacrés au jazz britannique, passionnants (je les dois à un ami italien, Riccardo Bergerone). Tout le monde s’en tape.

J’arrête là. John Greaves m’est devenu familier, Sophia, imaginairement, fait pour moi le lien avec une scène méconnue chez nous et qui, évidemment, plonge ses racines culturelles dans la musique inventée en grande partie chez eux. « Sea Song » est en effet une magnifique chanson, ici fort bien ré-enchantée par Antoine Läng, dont à d’autres moments je trouve la voix étrangement dans la marge. Globalement, cette musique tourne bien, dans un univers qui trouve des échos textuels au « C » (Sea) de Carla Bley, autre référence chez Bruno Tocanne, qui me semble bien être quand même celui qui a voulu tout ça, même s’il ne l’a pas fait tout seul, bien sûr. Marcel Kanche a écrit des textes sensibles qu’on peut lire, Rémi Gaudillat et Sophia ont fait le reste ou presque côté écriture.

Un dernier mot : j’ai de plus en plus la certitude que les musiques dites de jazz, aujourd’hui, nécessitent le concert pour être approchées. Le disque ne fait plus fonction de relais, mais de souvenir qu’on emporte d’un moment « live » qu’on a aimé. Et je peux vous dire que les « gens », les « publics » aujourd’hui, ils aiment, quand on leur propose autre chose que la consommation plus ou moins digérée/dirigée par les prescripteurs. Les médecins de l’Art ont tout faux, comme d’habitude et comme les autres d’ailleurs. Ils ne savent rien, sauf quand le réel est en jeu. Et pour nous, le réel est en jeu dans cette musique vivante, car (entre autres) elle parle avec justesse de la nécessité (et de la douleur) d’exister. Surveillez les concerts de Sea Song(e)s. Rêvez bien. Baignez-vous. La vie est océanique. Soyez heureux.

par Philippe Méziat // Publié le 19 novembre 2017
P.-S. :

[1Je rappelle que ce mot désigne à l’origine la forme de présentation « en album » d’une série de disques 78 tours qui font en quelque sorte « suite ». Comme un album de photos, à feuilleter page après page.