Chronique

Tristan Macé

Étrangement bleu

Tristan Macé (p, bandonéon)…

Label / Distribution : La théorie des jeux

Il y a eu un avant et un après Paul Auster.
Lue à la fin de l’adolescence, la Trilogie new-yorkaise, ses dérives, sa logique folle ont fini par contaminer mon regard sur le monde et, comme les personnages du livre, j’ai vu mon quotidien perdre de sa stabilité, se montrer mouvant, inquiétant jusque dans ses aspects les plus communs.
On ne revient jamais vraiment de ce genre d’ébranlement.
Même s’il se fait plus discret.

En 2007, Tristan Macé présentait sur scène Étrangement bleu, une adaptation de ce texte d’Auster, portée par un ensemble de huit instrumentistes plus quatre voix mixtes.
Dans un monde - celui du jazz français - où les moyens manquent, un coûteux projet de ce genre, monté dans des conditions qu’on suppose difficiles, exige que celui qui le porte soit, ou bien inconscient de son culot, ou bien habité par son dessein.
Il y a peut-être des deux chez Tristan Macé, mais ce qui paraît à peu près certain c’est qu’il a été, lui aussi, un ébranlé de la Trilogie.

La précarité l’emportant souvent, malgré tout, sur la foi, de tels monuments fragiles ne peuvent se reproduire régulièrement qu’à grands frais et sont le plus souvent condamnés à de ponctuelles apparitions. Fatalité qui en rend la récente sortie discographique infiniment précieuse.

Précieuse car ce qui s’écoute là est une réussite rare.
On est tout d’abord frappé de constater à quel point la matière musicale colle parfaitement au sujet qu’elle illustre. Des cuivres souvent majestueux s’échappent en fanfare canaille ou en tortueuses venelles pour un livre fait d’errances. Une clarinette, portée par une mythologie qui, de Gershwin au Manhattan allenien, en passant par les immigrés de Coney Island venus d’Europe centrale, donne aux interventions d’Annelise Clément ce qu’il faut de couleur locale pour s’inscrire dans un lieu sans le dénaturer par excès de folklorisme.
Il y a aussi cette basse électrique, tenue par Rémi Habib, qui, d’avancées chaloupées en digressions toniques, évoque le travail d’un Richard Davis ou d’un James Jamerson, faiseurs de tempo à la semelle élastique dans de grands disques de moiteur urbaine où le regard se fait lucide mais pas vaincu sur une rue dont on connaît les charmes comme les horreurs.
Et dans ce bestiaire des rues, le piano est en bonne place. Le maître d’œuvre, au bandonéon comme au cousin noble - le piano tout court - ponctue, discret mais nécessaire, une composition remarquable.

Remarquable également en ceci qu’elle n’est pas toute entière contenue dans son programme descriptif. L’extrême fidélité à l’univers urbain se double d’un écart par rapport au sujet qui, finalement, lui rend un hommage encore plus juste. Trop de fidélité à l’œuvre aurait sans doute été une manière de trahison paradoxale. Propre à la ferveur, la forme quasi-cantate est parfaite pour transcender le matériel originel. Les quatre chanteurs enchaînent les registres avec aisance sans que la musique s’éloigne vraiment de cette sorte de sacralité qui l’imprègne dès le premier « first » déclamé par une voix féminine. On songe parfois à ce que David Axelrod fit de la poésie mystique de William Blake, ou encore aux hauts chants des bas-fonds selon certains musiciens sous Weimar (Eisler ou Weill, notamment).

Une musique qui, loin de l’enfermement, fût-ce dans l’ivoire, ouvre la fenêtre, embrasse d’un même mouvement la rue et le ciel et nous invite à faire de même. Qui célèbre le commun tout en s’en arrachant. Une musique capable en cela de susciter l’ébranlement que porte toute œuvre un tant soit peu marquante.

par Aymeric Morillon // Publié le 20 février 2012
P.-S. :

Tristan Macé (p, bandonéon), Christophe Mangou (direction), Frederike Borsarello (voc), Elise Dabrowski (voc), Yann Cléry (voc), Laurent Bourdeaux (voc), Sylvain Bardiau (tp), Christophe Cagnolari (saxes), Annelise Clément (cl), Rémi Habib (b), Sébastien Llado (tb), Nicolas Piémont (saxes), Bruno Pimienta (dm)