Tribune

Disparition de Jacques Thollot

Jacques Thollot (1946-2014)


Le cœur de Jacques l’a lâchement laissé tomber dans la nuit du 1er au 2 octobre.
Ces rencontres ne se feront plus et je ne suis pas sûr de réaliser ni même de vouloir accepter cette brutale évidence.

« J’étais comme toi à noter dans des cahiers. »

J’ai rencontré Jacques Thollot un soir de juin 2011 alors qu’il faisait son grand retour sur scène après de trop longues années d’absence. A la fin du concert, encouragé par quelques bières, je me suis décidé à aller lui parler, lui dire à quel point sa musique a été et est encore importante pour moi.

Après ces premiers pas ont suivi six ou sept rencontres parfois longues, durant lesquelles je griffonnais quelques-unes de ses remarques ou histoires – comme, me l’expliquait-il, il l’avait fait lui-même en compagnie de Jean Barraqué. Notes éparses de sa parole foisonnante, décousue et parfois déconcertante d’où jaillissaient régulièrement des fulgurances, belles et singulières. Le cœur de Jacques l’a lâchement laissé tomber dans la nuit du 1er au 2 octobre. Ces rencontres ne se feront plus et je ne suis pas sûr de saisir ni même de vouloir accepter cette brutale évidence.

Jacques Thollot par Philippe Méziat (DR)
Festival Sigma, 1977

On a pu lire dès le lendemain de son départ beaucoup d’hommages, jusque dans un communiqué officiel du Ministère de la Culture qui se soucie bien tard de lui et ne l’a, par exemple, pas beaucoup aidé lorsqu’il cherchait à financer son projet de comédie musicale avec le dessinateur Fred, Magic Palace Hotel. L’occasion dans la plupart de ces hommages, de revenir sur les étapes d’un parcours qui, à considérer les personnes rencontrées et les périodes traversées, ne se prête que trop aux notices biographiques. Fut en effet rappelé le parcours de l’enfant prodige, qui joua tout gamin avec d’aussi grosses pointures que Donald Byrd, Bud Powell, Chet Baker, puis Eric Dolphy. Rappelés le passage du bop à l’aventure free, les complicités avec François Tusques, Don Cherry, François Jeanneau, Bernard Vitet et, bien sûr, Barney Wilen. Énumérée la trop courte discographie : à commencer par le fondateur Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer, bien sûr, aujourd’hui listé parmi les indispensables d’une discothèque respectable, mais qui fut rejeté comme enfantillage par le milieu du jazz à sa sortie en 1971.

On est revenu sur les trois autres albums des années 70 (Watch Devil Go, Resurgence, Cinq Hops), les musiques de film, la longue éclipse, les aléas d’une santé dont il n’a jamais vraiment su prendre soin, le retour au milieu des années 90 avec le magnifique Tenga Niña qui le fera découvrir à de plus jeunes auditeurs amateurs de musiques audacieuses – j’en fus. Puis la nouvelle disparition, le retour sur scène, un film et la promesse d’un nouveau disque qui n’aura finalement pas eu le temps d’aboutir.

Peut-être, en revanche, n’a-t-on pas assez répété, derrières les anecdotes accumulées, la particularité et l’immensité du talent musical d’un batteur qui fut un des rares à pouvoir, de ses rythmes, faire des mélodies. Et ce dans un rapport de mélange et de confusion qui évoque les travaux sur piano préparé de John Cage, mâtiné d’un art de l’évidence mélodique qui fait de chacun de ses thèmes un joyau taillé au micromètre pour prendre une place durable dans votre cerveau et votre cœur. Joyaux déversés en pagaille à chacune de ses compositions tant un morceau de Jacques était dense d’idées entrechoquées dans un fracas sublime, hérité des « séries proliférantes » de Jean Barraqué. Une densité que jamais ne plombèrent la lourdeur ni l’ostentation. Tout entier colonisé par la musique qu’à l’exemple d’un Olivier Messiaen, il entendait dans le moindre repli, le plus petit interstice de l’existence.

Le lendemain de la mort de Jacques, le guitariste Noël Akchoté, qui fut entre autres de l’aventure Tenga Niña, raconta qu’un jour, il avait dit en parlant de Don Cherry : « Tant que je serai là, il vivra en et par moi ! ». Et d’ajouter « Toi aussi, Grand Jacques, par nous tous… » Je ne saurais dire mieux, ni plus.