Scènes

Une chaleureuse Vision d’hiver

William Parker prête ses talents musicaux et animateurs aux programmateurs banlieusards.


Pyramid Trio : Roy Campbell Jr (tp, fl, voc), William Parker (cb, shakuhachi), Hamid Drake (d).
Trio X : Joe McPhee (ts, ss, cornet de poche), Dominic Duval (cb), Jay Rosen (d).
William Parker’s Raining on the Moon : William Parker (cb), Rob Brown (as), Lewis Barnes (tp), Hamid Drake (d), Leena Conquest (voc).

Le point de vue de Jonathan Rafi Matz :

William Parker (Hélène Collon)

C’est un choix curieux, sinon courageux par sa modestie, que de faire de l’ouverture de son festival banlieusard le bis d’un festival new-yorkais. N’est-ce pas le but de tout festival, après tout, de se créer une personnalité distincte, pour que sa reprise annuelle soit attendue comme la manifestation d’une certaine vision de programmation ? Pourquoi donc avoir confié la soirée inaugurale de Sons d’Hiver (apparemment annuellement, dorénavant) à l’organisateur du Vision Festival, le contrebassiste et compositeur William Parker ? Ou plutôt, pourquoi rappeler dans l’intitulé de la soirée d’ouverture celui de la grande fête estivale qu’organise Parker depuis 1996 ? Car le Vision Festival est énorme : il dure presque trois semaines, regroupant les vedettes de la scène des lofts des années 70 et leurs héritiers stylistiques d’aujourd’hui, avec Parker comme lien. On pourrait penser que Sons d’Hiver veut instaurer une tradition en confiant la soirée d’ouverture à William Parker. Or, il s’agit bien apparemment d’une fusion des deux festivals et les trois groupes que Parker a choisis de réunir ce soir pour sa VF ont, outre leur valeur musicale, capturé aussi bien que possible, loin des petites salles surchargées de SoHo, l’esprit du « vrai » Vision Festival.

Hamid Drake (Hélène Collon)

Les festivités ont commencé avec le Pyramid Trio du trompettiste Roy Campbell, avec Parker à la contrebasse, et Hamid Drake, véritable icône de la scène de Chicago. Grâce à la présence de Drake dans une large mesure, s’établit un groove qui est moins une renonciation de l’improvisation libre que son résultat. Autrement dit, bien que les trois instrumentistes jouent clairement sans limitation structurelle, ils arrivent naturellement et librement à un jeu rythmique plus constant que spontané. Il y a une forte tendance africaine, voire jamaïcaine surtout dans le jeu de Drake, qui a commencé par jouer à mains nues une sorte de rythme rituel pendant que Parker gardait un riff étendu et ample teinté d’afro-funk. On était loin de la vitesse, de la folie et des notes perçantes à l’archet qui marquent le jeu habituel du contrebassiste. C’était pour Campbell le cadre idéal pour manifester ses racines hard bop : après une ouverture à la flûte à bec, il s’est mis à la trompette, avec un phrasé qui rappelait Lee Morgan et Kenny Dorham, deux de ses anciens mentors, tout en marquant une clarté certaine dans la tradition de Fats Navarro et Clifford Brown. Ce phrasé s’intégrait très facilement dans le jeu oriental de la section rythmique, où Parker s’est même mis à des longues improvisations au sakuhachi (flûte japonaise) et une sorte de bombarde nord-africaine. Il était donc tout à fait normal que ce retour aux rythmes africains soit l’inspiration non seulement du blues extraverti du trompettiste, mais aussi des deux derniers morceaux du trio, des chansons dans la tradition du soul et de l’afro-funk des années 70, Parker jouant en slap une harmonie cyclique. Reprenant l’esprit politique de ces musiques, les chansons racontent les histoires des martyrs de la lutte pour les droits civiques (« Martin, Malcolm and Mandela ») et d’Amadou Diallo, le jeune guinéen tué par des policiers new-yorkais en 1999. S’il était initialement surprenant d’entendre un musicien tel que Parker filtrer à travers de telles formes la passion qu’il manifeste habituellement dans son jeu, la valeur de ce trio fut justement celle d’avoir démontré la compatibilité entre la musique improvisée que jouent, par exemple, Parker et Campbell dans le groupe Other Dimensions in Music, et l’approche afro-rastafarianne exprimé par Drake.

Joe McPhee (Hélène Collon)

Trio X est le groupe actuel du multi instrumentiste Joe McPhee. Celui-ci représente d’une certaine façon la présence constante au Vision Festival new-yorkais des grandes figures de la légendaire scène des lofts des années 70, et son jeu symbolise parfaitement les caractéristiques de ce mouvement. Notamment, singulièrement parmi ces confrères, McPhee mélange dans son style aussi bien l’abandon exalté que l’approche intellectuelle de la déconstruction de ses instruments. Il alterne avec fluidité entre un phrasé très proche d’Albert Ayler par son vibrato, son blues plaintif et une exploration presque scientifique des possibilités sonores de ses saxophones, via les micro-intervalles. Au cornet de poche, il utilise sa main comme sourdine ce qui donne un effet que l’on pourrait comparer à celui d’une wa-wa filtrée à travers un ballon.

Dominic Duval (Hélène Collon)

Pendant ce temps, Dominic Duval, à la contrebasse, complémentait idéalement cette polyvalence stylistique en alternant entre un pizzicato rapide et fort, un riff de deux notes et une manipulation inouïe des cordes par l’utilisation simultanée de l’archet et d’une baguette. Un jeu collectif qui n’a jamais manqué de surprendre par son caractère imprévisible.

Pour terminer, Parker et Drake sont revenu sur scène, cette fois-ci pour le quintette « Raining on the Moon » du premier, avec Lewis Barnes à la trompette, Rob Brown au saxo alto, et Leena Conquest au chant. Poursuivant le chemin pris par le Pyramid Trio, Parker et ses camarades se sont lancés dans des thème de soul music ; pendant que Drake anticipait ses phrases en les ponctuant avec des coups de tambours, le contrebassiste exécutait un riff large et relativement fixe ponctué de courtes phrases pizzicato. La voix énorme de Conquest dominait l’ensemble : que ce soit en chantant pour Fanny Lou Hamer, héroïne de la lutte pour les droits civiques ou en favorisant une imagerie solaire, elle démontrait un trémolo extraordinaire qui la poussait à la danse. Brown adoptait un ton plutôt léger, derrière ses paroles mais se laissait emporter à des cris spectaculaires durant les passages instrumentaux, alors que Barnes favorisait un phrasé qui rappelait Don Cherry.

Lewis Barnes (Hélène Collon)

Trois concerts dans une grande salle municipale en banlieue parisienne, ce n’est pas la même chose que trente au Vision Festival dans un petit club indépendant du Lower East Side. Toutefois, en regroupant Joe McPhee, l’un de ses héritiers tel que Rob Brown, et William Parker, associé de longue date des deux, l’ouverture de Sons d’Hiver a réussi, comme sait le faire son frère new-yorkais, à rassembler les avant-gardes d’hier et d’aujourd’hui.

Le point de vue de Charles de Saint André :

Leena Conquest (Hélène Collon)

On aurait sans doute tort de vouloir à tout prix associer le festival Vision au free et à l’underground. Ce serait oublier le public disponible et chaleureux et la diversité stylistique.

On retrouvera bien sûr l’héritage du free jazz historique par la présence touchante de Joe Mc Phee (Nation Time) à la revendication intacte et doublée d’une approche tendre et soyeuse de la mélodie ou chez Roy Campbell aux antipodes de ce point de vue là, peut-être moins riche au niveau des idées que l’est Mc Phee.
Mais on aura préféré le temps d’une soirée, l’autorité fascinante d’un Hamid Drake (quel numéro !) épaule contre épaule avec William Parker, aux conceptions un peu trop martelées et parfois datées de la rythmique du Trio X.
Chez Drake, l’Afrique transpire sa fière négritude dès le boubou pour glisser vers l’Orient, l’Asie (sakuhachi de Parker) pour se retrouver dans une danse sensuelle avec Leena Conquest (trop court, madame !).

Aller donc à la source de ces influences parfois jusqu’au tarissement (quelques longueurs) et les remonter pour le dernier concert, celui du Quintet ’Raining in the moon’ de Parker mu dans un souci des formes classiques, de la lisibilité et de l’efficacité.
Leena Conquest a une sacrée classe qui irradie la scène et un tremolo proche de celui de la trompette, une voix qui dialogue avec Brown jusqu’à une magnifique transe. Sous la thématique du souvenir, les musiciens ont porté haut les couleurs de la poésie et du jazz, concluant ainsi une bien belle soirée.