Entretien

​Luís Vicente

Rencontre avec ​le trompettiste portugais Luís Vicente.

Luís Vicente fait partie aujourd’hui des musiciens qui comptent sur la scène improvisée européenne. Il trimballe sa trompette aux quatre coins de l’Europe, à l’affût, toujours dans les bons coups, participant à de nombreux groupes et projets tous plus enthousiasmants les uns que les autres (Fail Better !, Deux Maisons, Frame Trio, Clocks and Clouds, Kabas).

- Pouvez-vous nous présenter votre parcours ? Comment avez-vous commencé la musique ? La trompette était-elle votre premier instrument ?

J’ai grandi à la campagne, non loin de la mer, dans un petit village situé à soixante kilomètres au nord de Lisbonne (Atalaia), un pays de fermiers et de pêcheurs, un endroit idéal pour grandir entouré de la nature et de l’océan où les enfants pouvaient jouer dehors librement. Je n’avais aucun musicien dans ma famille ; j’ai commencé la musique dans l’orchestre municipal. C’était une proposition de mon père ; j’avais sept ans et il m’a demandé si je voulais essayer. Quelques mois plus tard, j’avais une trompette entre les mains. C’est comme ça que tout a commencé. Je n’ai pas choisi la trompette : il se trouve qu’il manquait des trompettistes dans l’orchestre. Ce fut un vrai défi pour moi : j’ai dû apprendre toutes les bases de l’instrument tout seul et la trompette n’est pas l’instrument le plus facile à apprendre pour un enfant. C’était physiquement difficile. Je ne prenais pas de plaisir. Aller aux répétitions, se lever tôt les week-ends pour travailler son instrument sont des choses qui ne m’enthousiasmaient pas. A l’époque, je préférais jouer au football, surfer ou sortir avec mes amis. En plus, mes relations avec le chef d’orchestre et certains de mes collègues musiciens n’étaient pas bonnes. J’ai donc préféré arrêter. Pendant six ans je n’ai pas joué de musique. Puis, certains amis, qui avaient des « garage bands » m’ont convaincu de réessayer la trompette et de les rejoindre dans leurs groupes. Ils se sont mis à faire des concerts à peu près au moment où je les ai rejoints. A cette époque, je finissais mes études en langue et littérature à l’université et la musique prenait de plus en plus de place dans ma vie [1]. Je me souviens qu’au moment où j’ai eu mon diplôme, je suis entré dans une école de jazz [2]. J’ai alors décidé de faire de la musique à plein temps et de devenir musicien. Durant ces années de formation j’ai participé à plusieurs master classes avec des artistes que j’admirais tels Evan Parker, Chris Speed, Mário Laginha, David Binney ou Julian Argüelles.

Luís Vicente par Geert Vandepoele

- Quelles ont été vos influences sur votre instrument et plus généralement vos influences musicales ?

Chez les trompettistes, j’aime beaucoup Booker Little, Kenny Wheeler, Don Cherry, Miles Davis, Freddie Hubbard, Mongezi Feza, Chet Baker, Kenny Dorham, tous des légendes pour moi. Chez les musiciens contemporains, j’admire le travail de Nate Wooley, Axel Dörner, Jean Luc Cappozzo, Peter Evans…
J’ai également beaucoup écouté John Coltrane, Ornette Coleman, Eric Dolphy, Erik Satie, Ravel, Debussy et bien d’autres.
Je suis aussi influencé par tous les musiciens avec qui j’ai pu jouer par le passé et par tous ceux avec qui je joue aujourd’hui ; par les différents genres de musique que j’ai écoutés (rock, grunge, hardcore, électronique, world music, classique) ; par ce qui m’entoure, ce que j’écoute, ce que je vois, la vie quotidienne et ce que je peux ressentir dans chaque minute de ma vie.

- Avec quels musiciens aimeriez-vous jouer aujourd’hui ?

J’aimerais jouer avec de nombreux musiciens mais si je devais faire un choix, mes priorités iraient vers Evan Parker, Craig Taborn, Mat Maneri, William Parker, Daniel Levin, John Edwards, Hamid Drake, Paul Lytton, Paul Dunmall.

- Vous êtes un artiste très prolifique. Vous collaborez à de nombreux projets avec des musiciens différents. Qu’est-ce qui relie toutes ces aventures ensemble ?

Quand j’aime le travail d’un musicien, j’ai envie de le rencontrer et de jouer avec lui, d’échanger. Naturellement, cela arrive avec des musiciens qui partagent les mêmes idées et la même façon de penser la musique que moi. C’est essentiel de rencontrer et de jouer avec de nouveaux musiciens : cela permet de rafraîchir sa pratique, son approche de la musique avec de nouvelles inspirations et beaucoup de motivation. Ces rencontres ne sont souvent possibles qu’en voyageant. J’espère pouvoir continuer à faire cela encore très longtemps.

- Vous vous produisez dans des configurations très diverses (du solo au quintet). Est-ce un choix de ne pas s’enfermer dans un type de formule ?

J’aime toutes les formules mais jouer en solo est très différent que de jouer dans d’autres formats. Il n’y a que vous et le public. Vous seul prenez les décisions et choisissez certains passages. J’aime ce challenge. Cela n’arrive pas en quintet ou en duo où vous suggérez des choses et où les autres vous suivent ou pas. Je trouve très important d’expérimenter ces différentes formules : c’est une façon d’apprendre et d’en découvrir plus sur soi-même.

- La musique que vous jouez est le plus souvent improvisée. Parlez-nous de votre relation à la prise de risque, à l’inconnu et à l’immédiateté ? Est-ce que l’écriture vous intéresse ?

Pendant longtemps, j’ai joué toutes sortes de musiques ; mais durant les cinq dernières années je me suis concentré davantage sur l’improvisation libre. Je compose également, mais je vois davantage la composition comme un point de départ. Quand j’ai une idée, je l’écris et parfois je la laisse de côté pendant des semaines ou des mois avant de la réutiliser. Une mélodie peut commencer dans une direction et finir totalement ailleurs. J’aime que les choses soient flexibles, ouvertes, avec de l’espace pour aller où bon nous semble. Je n’aime pas faire les choses de la même manière. C’est comme ça que j’aime jouer, peu importe que les pièces soient écrites ou improvisées. Et ce qui compte par-dessus tout c’est l’interaction entre les musiciens.

- Vous vivez à Lisbonne. Est-ce que cette ville vous inspire ? Parlez-nous de cette scène portugaise si abondante et audacieuse.

Oui, cette ville m’inspire. C’est pour moi le meilleur endroit où vivre. J’aime beaucoup voyager et je suis allé dans de nombreux pays à travers le monde mais c’est toujours un grand moment quand je reviens à la maison. En ce qui concerne les lieux où je préfère jouer, j’aime beaucoup le SMUP à Parede [3] ainsi que le Salão Brazil à Coimbra.
Nous avons trois villes au Portugal où les choses se passent : Lisbonne, Coimbra et Porto, et il y a des « communautés » dans chacune d’elles. Il y a beaucoup de musiciens désireux de faire des choses, de bricoler dans un esprit très Do It Yourself la plupart du temps ; il y a également beaucoup de petites salles qui programment régulièrement des concerts. Malheureusement, il n’y a aucun soutien du gouvernement et les choses continuent à arriver, les projets à vivre grâce au courage, à la persévérance et à la débrouillardise des musiciens eux mêmes.

- Êtes-vous proche d’un collectif ou de certains musiciens en particulier ? Existe-t-il une certaine communauté de pensée ?

Je me considère comme un outsider, un électron libre. Je connais bien les nombreux musiciens portugais mais je ne me sens pas appartenir une communauté en particulier, ou groupe, ou collectif, appelez ça comme vous voulez. Je suis avec chacun et seul en même temps. C’est un sentiment assez spécial.

- En France aussi on assiste depuis quelques années à l’émergence d’une jeune scène décomplexée. Vous reconnaissez vous dans un collectif ou un label ?

Je collabore régulièrement avec des musiciens français depuis six, sept ans, ceux du Tricollectif [4] et récemment ceux du collectif Freddy Morezon [5]. Il y a aussi le collectif Coax qui fait des choses très intéressantes.

- La scène représente quelque chose de très spécial pour vous. Est-ce à ce moment que votre musique s’exprime le mieux ?

Bien sûr, c’est ce que je préfère. Vous vous préparez quotidiennement pour ce moment de vérité, en espérant secrètement être à la hauteur. Pour moi, le plus important est le plaisir que vous prenez sur scène. Cela passe avant le fait que le public ait aimé ou non votre performance. Miles Davis disait : « Il y a deux vibrations, l’une sur scène et l’autre dans le public »
Ce que vous vivez sur scène lors d’un concert est impossible à vivre d’une autre manière. L’adrénaline que cela procure, l’état de conscience optimale dans lequel vous êtes à ce moment-là sont des sensations incroyables que seule la performance live peut vous procurer. C’est quelque chose de vital pour moi.

- Vous jouez évidemment beaucoup au Portugal, mais également à travers toute l’Europe avec des musiciens de toutes origines. Est-ce que le concept de frontières et de nationalités vous semble totalement dépassé aujourd’hui ?

Oui, la plupart du temps, c’est le cas. Mais je connais certains pays qui ne programment que des musiciens issus de leurs rangs, notamment dans les festivals. Cela n’a aucun sens pour moi, tant le fait d’ouvrir les portes à l’autre, signifie davantage de diversité et de variété et au final davantage de richesses partagées.

- Vous avez récemment joué en France, à Toulouse. Parlez-nous un peu de ce concert et plus particulièrement de votre relation avec la France ?

C’était un concert en solo lors d’un après-midi dédié uniquement à des performances solitaires, organisé par le collectif Freddy Morezon. J’ai joué un solo acoustique et improvisé dans une toute petite salle, très intimiste. C’était vraiment spécial, très différent de ce que j’ai pu jouer par le passé. L’atmosphère était très inspirante et j’ai passé un très agréable moment. En plus, le public a semblé apprécier.

- Quels sont vos projets à venir (concerts, albums) ? Pourra-t-on bientôt vous applaudir en France ?

Juste avant l’été, j’ai fait paraître deux albums sur le label polonais Multikulti Records/Spontaneous Tribune : un en trio avec le pianiste Seppe Gebruers et le batteur Onno Govaert, intitulé Live at Ljubljana, le deuxième avec un autre trio, L3, en compagnie du batteur et percussionniste Vasco Trilla et du saxophoniste Yedo Gibson.
L’album du Frame Trio (Marcelo dos Reis à la guitare, Nils Vermeulen à la contrebasse), Luminaria, vient de sortir chez FMR Records. D’autres albums sont en préparation : mon premier album solo qui sortira sur le label Cipsela ; un album du quintet avec John Dikeman, Hugo Antunes, Alexander Hawkins et Roger Turner ; le troisième album du groupe Fail Better ! ; un enregistrement en duo avec Vasco Trilla.

En ce qui concerne les concerts, je jouerai avec Chamber 4 à Malines le 22 novembre. Suivra une dizaine de dates à travers l’Europe avec Olie Brice et Mark Sanders fin novembre début décembre. Je serai d’ailleurs en France (Paris et Tours) les 29 et 30 novembre avec Olie Brice et Onno Govaert, en remplacement de Mark Sanders. Début janvier, c’est avec le Ziv Taubenfeld Group que je me produirai pendant une semaine aux Pays-Bas.

- Que peut-on vous souhaiter dans l’avenir ?

Énergie, créativité, santé et de pouvoir jouer pendant de nombreuses années encore.

par Julien Aunos // Publié le 28 octobre 2018
P.-S. :

Discographie sélective :

  • Frame Trio - « Luminaria », FMR, 2018
  • L3 - Multikulti Records/Spontaneous Tribune 2018
  • Vicente-Gebruers-Govaert - « Live at Ljubljana », Multikulti Records/Spontaneous Tribune 2018
  • Chamber 4 - « City Of Light », Clean Feed, 2017
  • Zwerv - « Live », Creative Sources, 2017
  • In Layers - « In Layers », FMR Records, 2016
  • Fail Better ! - « OWT », No Business, 2016
  • Twenty One 4tet - « Live at Zaal 100 », Clean Feed, 2016
  • What About Sam ? - « Happy Meal », Jacc Records, 2015
  • Deux Maisons - « For Sale », Clean Feed, 2015
  • Clocks and Clouds - « Clocks and Clouds », FMR, 2014
  • Luís Vicente Trio - « Outeiro », JACC Records, 2012

Le soundcloud de Luís Vicente
Site internet : http://luis-vicente.wixsite.com/luisvicente

[1Luís Vicente prenait des leçons particulières avec le trompettiste Tomás Pimentel, en même temps que ses cours à l’université.

[2L’école de jazz Luís Villas Boas, une des grandes écoles du pays, adossée à l’illustre Hot Club de Portugal, historique club portugais.

[3Une station balnéaire de la banlieue de Lisbonne.

[4Il fait partie du groupe Chamber 4 avec les frères Ceccaldi et Marcelo dos Reis.

[5Freddy Morezon est un collectif toulousain d’artistes et de musiciens, actif depuis 2002 dans les franges du jazz et des musiques improvisées.