Scènes

Atlantique Jazz Festival 2012

Du 4 au 28 octobre 2012 s’est tenue la neuvième édition du 9ème « Atlantique Jazz Festival » à Brest, qui irradie dans toute la Bretagne. Compte rendu des derniers jours


Le projet artistique de « Penn ar Jazz » et, partant, de l’« Atlantique Jazz Festival », est de ceux qui ne pouvaient laisser indifférent l’ancien directeur du « Bordeaux Jazz Festival » que je suis. Mêmes exigences artistiques, même souci de les proposer au plus grand nombre, même désir parallèle et non contradictoire de témoigner de la reconnaissance à quelques grands fondateurs plus connus du public, et enfin, mise en avant de la scène locale dans ses aspects les plus créatifs. Se rendre sur place était donc un désir depuis des années, enfin réalisé.

Restait à choisir entre l’« Atlantique Jazz Tour », très excitant puisque se déroulant dans plusieurs communes et proposant une quasi-intégrale de l’ONJ actuel, et la phase finale à Brest, qui offrait une palette de concerts plus large. Ce dernier choix l’ayant emporté (nous ne sommes plus à l’époque où l’on pouvait constituer un duo journaliste/photographe pour rendre compte d’un tel parcours), c’est donc à Brest, dans la salle du Clous, que je me suis retrouvé le 23 octobre à 18h00 pour une conférence d’Alexandre Pierrepont dans la cadre d’un stage animé par les percussionnistes et batteurs chicagoans Michael Zerang et Hamid Drake.

Hamid Drake Photo Ph. Méziat

Informé de première main sur ce qui se passe à Chicago et sur l’ensemble du champ jazzistique contemporain, Alexandre Pierrepont est devenu le partenaire idéal de « Penn ar Jazz » dans sa volonté de bâtir une sorte d’arche entre les deux rives de l’Atlantique, offrant ainsi la possibilité à des musiciens bretons de travailler avec leurs collègues US et inversement. Ayant écrit plus de quarante pages pour cet exposé, Pierrepont a dû abréger, mais il a quand même dressé un portrait historique de la scène de Chicago envisagé sur le versant de la percussion qui a eu le mérite de l’originalité, sinon de l’exhaustivité. Nous avons ainsi découvert, et apprécié, les sources diverses de l’apport de cette scène en matière de rythmes et percussions. Et nous avons pu mesurer à quel point nos idées sur la façon dont s’est constituée cette histoire sont incomplètes, voire entièrement faussées par des années de méconnaissance.

Dans cette même salle du Clous (concerts à midi, concerts gratuits, distribution de soupe chaude, encore un motif de rapprocher Brest et « feu le BJF »…), le lendemain donc, rencontre entre Gerry Hemingway (dm) et Ellery Eskelin (ts), sous le signe de l’improvisation radicale. Les deux hommes se connaissent bien. Eskelin commence par évoquer curieusement Paul Gonsalvès – phrasé sinueux, chaloupé, proche de l’ivresse ; Hemingway suit en alternant pulsations régulières en 4/4 et bruissements libres, le set est assez court, dense, le public ravi.

Ellery Eskelin Photo Ph. Méziat

C’est ensuite au Mac Orlan qu’on se retrouve à 18h00 pour un trio original : Eténèsh Wassié (chant) & Mathieu Sourisseau (b) ont invité Hamid Drake. Situé rive droite, le Mac Orlan est près du quartier de Recouvrance dont on vante à Brest le côté « vieux mais sexy » ; la salle est neuve, l’acoustique parfaite. J’avais entendu Eténèsh Wassié dans son projet avec le Tigre des Platanes sans être totalement convaincu. Dans le contexte du duo, sa voix est posée comme un diamant, on en ressent la moindre vibration et la moindre inflexion ; l’accompagnement de Mathieu Sourisseau est à la fois respectueux et engagé, il la pousse vers des ambiances rythmiques très « actuelles », et Hamid Drake complète cet échange en y ajoutant ses couleurs et sa dynamique.

Le soir même, c’est le 50e anniversaire du Vauban, fêté comme il se doit, et Gerry Hemingway présente son quintet. La musique est superbe, très variée dans ses climats et ses références, et comme le matin, le batteur se glisse dans des tempos qui revisitent toute l’histoire de la batterie jazz. Ellery Eskelin et Terence McManus (g) tiennent leur partie avec une placidité sans doute feinte, et ce dernier est particulièrement inventif. Mark Helias (b) remplace Kemir Driscoll à la contrebasse et basse électrique. Hemingway est au comble du bonheur et il le montre. Quant au groupe IsWhat !, il m’a échappé : quatre concerts dans la journée, et pas des moindres, c’était déjà beaucoup.

Le Vauban Photo Ph. Méziat

Le scénario du jeudi 25 octobre est le même (sans concert à 18h00), mais avec le jeune et séduisant prodige de la guitare Gilad Hekselman en solo à midi (minestrone à la clé) pour un set admirable de sensibilité et de fraîcheur. Au programme, des standards (entre autres « Poinciana », « St Thomas », « How Insensitive », « Moonlight In Vermont ») joués avec infiniment de délicatesse et une composition originale pleine de douces chicanes. La prestation de son quartet, dans la salle du Vauban (fonctionnelle, bien conçue, mobilier rétro conservé) confirmera les qualités qu’on lui attribue déjà, générosité, musicalité et intelligentes audaces. Auparavant, on avait apprécié le tour de chant d’Elise Caron, « Eurydice Bis », accompagnée par Denis Chouillet (p) ; nul n’avait résisté plus de trente secondes à la perfection de ce récital, où elle se met en jeu avec un professionnalisme superlatif.

Dernière journée déjà, avec un concert de midi consacré aux élèves de la classe d’improvisation du Conservatoire. Ils sont plus de quinze sur scène et explorent le répertoire de Roland Kirk et de Charles Mingus avec bonheur, une belle mise en place, de la fougue, et des interventions en solo qui demanderont à être peaufinées.

Retour au Mac Orlan en fin d’après-midi pour un concert de « Platform 1 », c’est à dire le quintet actuel de Ken Vandermark, avec un Michael Vatcher (dm) en pleine forme, ce qui compense un peu la (probable) fatigue des autres protagonistes. Retour au Vauban, et double concert sous le signe de la modernité issue de Steve Coleman et autres Dave Holland avec OKO, un groupe local de haute tenue dont la musique porte la marque du travail effectué auprès de grands aînés comme ceux que je viens de citer, mais aussi dans la fréquentation de ceux qui vont les suivre sur scène : le groupe Thôt animé par Stéphane Payen. OKO, c’est Nicolas Pointard (dm), Alexandre Argouarc’h (b), Lionel Mauguen (g) et Nicolas Péoc’h (as) ; la musique, très engagée, passe de préférence par l’axe alto sax/batterie, tous sont déjà rompus aux métriques complexes et, tout naturellement, Stéphane Payen se retrouve invité sur un morceau.

Stéphane Payen Photo Ph. Méziat

« The Red Light » - tel est, pour finir la soirée, le titre d’un spectacle mis en place par « Thôt » avec Mike Ladd (rappeur) et DJ Grazzhoppa aux platines. Ladd dit et improvise sur le thème de la « red light », le quartier chaud du Paradis, « dans le style d’Ulysse de James Joyce qui déambule dans un quartier de Dublin comme s’il traversait les mers. Nous parcourons le quartier chaud du Paradis, et tous les recoins de cette sphère ». Excellent apport : le rappeur de service s’avère tendre plutôt du côté du slam, du texte dit et parfois presque chanté, ses énoncés suivent (ou annoncent) le profil de la musique de façon souple, et les interventions du DJ sont justes, opportunes, jamais redondantes. Un grand moment avec un groupe Thôt survolté, et une soirée très bien construite, après les contrastes de la veille.

J’aurai finalement manqué le quartet Alta, Soweto Kinch et le trio de Martial Solal avec Aldo Romano. Je garde de Brest le souvenir d’une ville en pleine évolution qui, un peu à l’inverse de Bordeaux, la « belle endormie » aquitaine, ne se manifeste pas de prime abord par son éclatante séduction, mais révèle au fil des jours des motifs d’attachement particuliers. D’abord c’est peut-être une ville grise, mais aussi une ville où les oppositions de classe ne sont pas manifestes. On dit d’ailleurs de Brest que c’est la grande ville de France où les disparités de revenus sont les moins marqués. Et cela se voit. Ensuite, elle est en plein développement culturel : les marins y sont encore présents, et la marine nationale, mais de nombreux édifices sont récupérés et mis au service de projets artistiques. D’où l’idée qu’à l’extrême pointe du continent il passe autre chose que les vents, les nuages et la fine grisaille : un souffle de solidarité, si ce n’est la réanimation d’un mot et d’une chose dont on a perdu le sens et qui se dit : populaire.