Chronique

Dal Sasso Big Band

John Coltrane’s Africa / Brass Revisited

Label / Distribution : Jazz&People

C’est à se demander si Christophe Dal Sasso ne serait pas tout autant peintre que musicien. Car lorsqu’on découvre la palette des couleurs qu’il déploie avec son Big Band, la question semble légitime. En s’attaquant à Africa/Brass, un des monuments de l’histoire du jazz, le flûtiste et arrangeur choisit de braquer le projecteur sur l’un des disques les plus étonnants de John Coltrane en 1961 (son premier enregistrement studio pour Impulse !, produit par Creed Taylor, futur fondateur du label CTI), à un moment où le saxophoniste avait choisi d’étoffer sa formation et de lui donner des couleurs orchestrales, avec l’aide de McCoy Tyner et Eric Dolphy aux arrangements, à même sans doute de convaincre les plus réticents que sa démarche musicale déjà radicale s’adressait à tous et pas seulement aux avant-gardistes.

Au-delà de son génie propre, John Coltrane est pour Christophe Dal Sasso une sorte de creuset : souvenons-nous par exemple d’une précédente expérience qui lui avait permis d’entreprendre la relecture intégrale du mythique A Love Supreme avec son orchestre et les frères Belmondo. On attendait avec impatience cet enregistrement live réalisé au mois de septembre 2020 au festival Jazz à la Villette, lors d’une parenthèse entre deux confinements. Autant dire que musiciens comme public étaient gagnés par une soif de vibration qu’on ressent avec beaucoup de force tout au long de ce double CD au menu copieux. Non seulement le Big Band reprend l’intégralité du répertoire de la matrice Africa/Brass, mais il y ajoute plusieurs compositions emblématiques du saxophoniste comme « Liberia » ou « Naima », ainsi qu’un standard associé à l’époque, « You Don’t Know What Love Is ». De quoi satisfaire les appétits des plus gourmands.

Christophe Dal Sasso explique en quoi John Coltrane’s Africa/Brass Revisited se présente pour lui d’une façon très particulière [1] : « Le disque original Africa/Brass représente pour moi quelque chose de très important, musicalement et spirituellement. Me plonger dans l’univers de John Coltrane, c’est quelque chose de familier. J’ai beaucoup travaillé sur sa musique. Que ce soit à partir du quintet de Miles jusqu’à A Love Supreme et j’ai beaucoup écouté également la dernière période. Cette version d’Africa/Brass enregistrée à La Villette en septembre 2020 est chargée d’émotions, parce que c’était la reprise après le confinement et un été amputé de concerts, mais aussi un entre-deux sanitaire. On savait que c’était une bouffée d’air, car on allait se retrouver confinés à nouveau. Nous n’avions pas joué tous ensemble depuis longtemps et j’ai ressenti la joie de nous retrouver, de partager cette musique chargée d’histoire et de spiritualité. Tous les musiciens sont impliqués profondément. Je ressens quelque chose de différent quand on joue la musique de Coltrane. Lors de la tournée A Love Supreme, c’était la même chose. Ce qui diffère ici, c’est que beaucoup de musiciens ont changé dans l’orchestre et je pense avoir réussi à trouver un équilibre entre tous les membres. Le plus difficile à gérer dans le contexte d’un Big Band, c’est l’ego de chacun et surtout celui des solistes. Ici, il n’y a rien de tout cela, juste un partage, une union, une énergie commune pour la musique et le plaisir de jouer. Mon bonheur, c’est que tous ces musiciens connaissent par cœur la musique de Coltrane et la font vivre sans préjugés ni retenue. Évidemment, j’ai adoré arranger ce répertoire, même si parfois, cela n’est pas toujours facile. La difficulté est toujours la même : respecter le texte, essayer de trouver des choses originales sans dévier, mettre les solistes dans des conditions parfaites pour qu’ils puissent s’exprimer sans retenue et sans être bloqués dans une structure ».

S’appuyant sur un casting assez exceptionnel au premier rang duquel on se régale d’un trio de soufflants en grande forme que sont Sophie Alour, Géraldine Laurent et David El-Malek – trois voix bien distinctes au demeurant, Christophe Dal Sasso accomplit une véritable performance. Celle qui consiste à témoigner une fidélité réelle aux œuvres originales tout en leur insufflant des forces vives conférant une grande modernité au répertoire. C’est bien un jazz d’aujourd’hui qui se joue. L’énergie ruisselle de chacune des interventions (citons également les prises de parole très incisives de Pierre de Bethmann, Thomas Savy ou Karl Jannuska) propulsées par un collectif aux couleurs très chaudes. Cerise sur le gâteau (et excellente idée au demeurant), la présence d’un tambour gwo-ka mené par Andy Berald Catelo qui vient ajouter sa propre mémoire musicale à l’ensemble. Il n’y a absolument rien à jeter dans ces quelque 90 minutes qui s’écoulent à grande vitesse et qui, il faut bien le dire, font un bien fou.

On signalera pour terminer les liner notes du livret signées Ashley Kahn, l’un des plus éminents spécialistes de John Coltrane, qui ne s’est pas trompé sur la dynamique de cet enregistrement à considérer à la fois comme une porte d’entrée et un chemin indiquant de nouvelles directions. On ne pouvait rêver meilleur adoubement.

par Denis Desassis // Publié le 12 décembre 2021
P.-S. :

Personnel : Julien Alour (tp, bugle), Quentin Ghomari (tp, bugle), Jerry Edwards (tb), Daniel Zimmermann (tb), Dominique Mandin (as, fl), Géraldine Laurent (as), Sophie Alour (ts, cl, fl), David El-Malek (ts), Thomas Savy (clb, bs), Pierre de Bethmann (p), Manuel Marches (b), Karl Jannuska (dms), Andy Berald Catelo (tambour gwo-ka), Christophe Dal Sasso (fl, dir).

[1Un entretien que Christophe Dal Sasso nous a accordé par écrit le 10 novembre dernier.