Scènes

Banlieues Bleues 2006

Inauguration de la nouvelle salle de Banlieues Bleues à Pantin, avec quatre concerts d’un jazz des plus dynamiques.


Banlieues Bleues, festival itinérant en Seine-Saint-Denis qui se tient au printemps, s’est doté cette année d’un lieu propre qui abrite les bureaux de l’association, des studios de répétition et d’enregistrement, mais aussi une salle de concert, présentée lors de la dernière édition du festival.

En plus du festival, Banlieues Bleues peut donc désormais proposer des concerts en continu, toute l’année, dans sa nouvelle « Dynamo », puisque tel est le nom de cette salle située à Pantin. La programmation du lieu commençait en ce mois d’octobre. Nous y étions.

Jeudi 19 octobre : Matthew Bourne Solo + « Echoes of Spring »

La première partie de la soirée a permis de découvrir le pianiste britannique Matthew Bourne lors d’un exercice solitaire. Héritier du free jazz, il a pour particularité d’accompagner son jeu au piano - sur le clavier et dans les cordes - par des samples, souvent des extraits de film, parfois des chansons. Il a ainsi commencé par ponctuer des dialogues issus d’un film japonais par un exercice percussif sur les cordes et le cadre du piano, soulignant les accents exotiques des acteurs fantomatiques et jouant avec eux. Mais c’est quand il a commencé à toucher le clavier que l’intérêt véritable a surgi. Il a en effet une réelle aptitude à développer des climats tour à tour inquiétants, tonitruants ou sereins en fonction de ses humeurs et des sons qui sortent de son sampler. Son jeu prend souvent la forme d’un flux continu, marqué par des embardées violentes qui ne sont pas sans rappeler le Cecil Taylor de la grande époque. Mais il sait aussi se faire plus délicat à l’occasion, un brin minimaliste même, plutôt dans la lignée de Paul Bley.

Matthew Bourne © Patrick Audoux

L’utilisation un peu trop systématique des samples n’est pas toujours convaincante. Parfois on se demande où il veut en venir, quel sens il souhaite donner à sa démarche. Son jeu au piano paraît largement auto-suffisant, ne nécessitant pas toujours l’ajout de cet artifice burlesque. Un dosage différent, laissant au premier plan ses qualités pianistiques, bien réelles, serait sans doute plus captivant d’un bout à l’autre du concert. Mais il semble encore jeune, et peut-être cela évoluera-t-il d’ici quelques années. Cela dit, malgré quelques longueurs, sa prestation est plutôt convaincante et assez originale pour ne pas nous laisser au bord du chemin.

La seconde partie fut une grande réussite. Les pianistes Stéphan Oliva et François Raulin présentaient leur projet « Echoes of Spring », dont c’était la création et qui se veut un exercice de relecture, réécriture et hommage à quelques grands noms du piano stride : Fats Waller, Willie « The Lion » Smith, Earls Hines, Art Tatum… Les deux pianistes français étaient à la tête d’un réjouissant quintet complété par Laurent Dehors aux clarinettes, Christophe Monniot aux saxophones et Sébastien Boisseau à la contrebasse. Un groupe sans batterie, comme ils l’avaient déjà fait pour leur hommage à Lennie Tristano.

Stéphan Oliva © Patrick Audoux

Le résultat était superbe, profondément ancrée dans la tradition du stride, tout en permettant une approche contemporaine - marquée par les styles respectifs de chacun des membres du quintet - du jazz de l’entre-deux-guerres. Dehors et Monniot apportent une dimension free/ludique qui colle parfaitement à la dimension « entertainment » du jazz de l’époque. Boisseau est dans un registre plus clairement contemporain, quand Stéphan Oliva et François Raulin servent de points d’ancrage dans la tradition en revisitant standards et thèmes des pianistes mis à l’honneur. Jouant sur leurs complémentarités, jusqu’à un quatre-mains en forme de conclusion, les deux pianistes varient les angles d’attaque de ce répertoire : les fulgurances de Raulin répondent ainsi à l’art du temps suspendu d’Oliva, chacun dialoguant tour à tour avec les deux souffleurs, ou menant de folles courses poursuites l’un toujours au contact de l’autre. De la belle musique, ludique et variée, réfléchie et immédiatement corporelle, respectueuse sans révérence excessive.

Samedi 21 octobre : Noël Akchoté & Andrew Sharpley + Han Bennink & Benoît Delbecq

La première partie de cette seconde soirée mettait aux prises Noël Akchoté, guitariste français issu de la « génération Montreuil » qui a éclos dans les années 90, et Andrew Sharpley, manipulateur de machines issu du groupe d’électro britannique Stock, Hausen & Walkman. Les deux musiciens avaient déjà réalisé ensemble l’album Rien, paru chez Winter & Winter en 2000. Le concert a pris la forme d’une longue suite, marquée par les changements de guitares d’Akchoté, comme pour découper l’oeuvre en trois mouvements.

Noël Akchoté © Jean-Marc Laouénan

D’abord à la guitare acoustique, Akchoté installe un climat calme, constitué par la répétition d’une phrase mélodique jouée en boucle. A ses côtés, Andrew Sharpley manipule avec parcimonie ses machines, de sorte qu’à force, on ne distingue plus très bien la provenance des sons qui, apaisants, entraînent peu à peu une immersion totale dans le voyage proposé. Le deuxième mouvement, avec Noël Akchoté passé à la guitare électrique, est plus heurté et puissant dans ses développements, plus bruitiste aussi, mais avec toujours cet aspect glissant et serein de la musique. Pas de beat ravageur, par exemple, mais une fusion des sons très liquide, qui conduit les orages électriques provoqués par le guitariste à se fondre dans le doux magma de son collègue bidouilleur. Le dernier mouvement voit Akchoté revenir à la guitare acoustique, pour reprendre les idées développées au début du concert, en guise de lente descente vers le silence. On entre et on sort de cette musique avec douceur, et on se laisse emporter, on s’abandonne vite au simple plaisir de l’écoute.

La deuxième partie est une collaboration inédite entre le pianiste français Benoît Delbecq et le batteur hollandais Han Bennink, vétéran du free jazz européen. Et quelle collaboration ! Ce concert est, de bout en bout, un pur plaisir. Le jeu, rien que le jeu, mais avec de tels musiciens cela prend tout de suite une dimension inoubliable.

Benoît Delbecq © Michel Laborde

Benoît Delbecq, dont le piano n’est pour une fois pas préparé (il est d’ailleurs intéressant de l’entendre dans ce contexte peu habituel) développe un jeu qui doit beaucoup à Monk mais incorpore bien évidemment son style propre, si particulier dans le monde du jazz, très marqué par les compositeurs contemporains. Pluie fine au claudiquement rapide, manière de ponctuer et d’accentuer le discours qui brise les canons du jazz et confère un aspect très vocal à son jeu, imprégnation réelle et profonde de la tradition afro-américaine… tout cela donne à sa musique un aspect jaillissant, hors cadre mais très accessible.

De son côté, Han Bennink sort - comme d’habitude, serait-on tenté de dire - le grand jeu. Puissant, extrêmement précis, varié dans son discours ponctué de touches humoristiques jamais lourdes, il est visiblement heureux d’être là et de jouer avec son nouveau partenaire. Son jeu s’apparente à un feu d’artifice constamment réalimenté et atteint des sommets de complicité avec celui de Delbecq sur la fin du concert. Incontestablement un grand moment.

Avec de tels débuts, la Dynamo de Banlieues Bleues promet de produire de une énergie extrêmement positive.