Chronique

A. Dan et Vincent Hazard

Strange Fruit, la chanson d’Abel

Label / Distribution : Editions Dupuis

Un auteur de fictions sonores, Vincent Hazard, réalise un podcast pour France Inter et poursuit ses recherches qui le mènent jusqu’aux USA afin de réunir le matériau nécessaire à l’écriture d’un scénario de bande dessinée. Il faut dire que le sujet est d’importance. Strange Fruit raconte l’histoire de cette chanson qui constitue, à elle seule, le symbole très fort de la conjonction des luttes.
Lorsque la chanteuse Billie Holiday la crée sur scène, les États-Unis sont (déjà ? encore ?) un pays où le racisme est d’état, la ségrégation une réalité insupportable et où, trop souvent, l’on retrouve encore les corps suppliciés de citoyen·nes africains-américains pendus sans autre forme de procès.

En 1939, il reste encore une petite trentaine d’années pour que le système officiel de ségrégation soit aboli. Le McCarthysme va bientôt s’installer comme inquisition officielle, chassant les éléments dits subversifs (communistes, homosexuels, etc). Les dégâts et les peurs sont considérables et vont marquer longtemps la société. Quant à la communauté des musicien·nes de jazz, elle vit entre contrôles de police, emprise de la mafia et problèmes de drogue. Bref, tout va bien.

C’est dans ce contexte que le jeune Abel Meeropol, poète et auteur engagé à gauche, à l’idée d’écrire le texte de “Strange Fruit”, pour dénoncer le racisme de la population blanche et surtout les lynchages, dont les corps pendus sont assimilés à d’étranges fruits. Et c’est, après de nombreuses péripéties, finalement Billie Holiday, l’une des trois déesses du jazz vocal (avec Fitzgerald et Vaughan) qui va l’interpréter sur scène et sur disque. La chanson créera le malaise et deviendra pour la communauté africaine-américaine l’un des hymnes de leurs revendications qui trouveront enfin écho à la fin des années soixante avec la fin de la ségrégation et le droit de vote. Voilà ce qu’on trouve dans cette bande dessinée au style narratif très fluide. Les dessins de A. Dan sont précis, colorés et les angles de vue assez hétérogènes. Les ombrages et les couleurs donnent beaucoup de relief, nécessaire à la mise en perspective des personnages. On retrouve l’ambiance et les lieux de l’époque, les clubs de jazz, Hollywood, les appartements miteux, la prison et les flics.

Hazard, grâce à un long travail de recherche, a su rassembler suffisamment d’éléments pour expliquer à quel point la création de cette chanson a été compliquée et à quel point elle cristallise autant de lignes de fuite historiques.
Ce travail est remarquable à tous points de vue.