Entretien

Jacques Ponzio

Entretien avec le pianiste Jacques Ponzio autour de son groupe « Africa Express »

Photo : Christian Ducasse

Plantons le décor de l’entretien avec Jacques Ponzio. Sur les rayonnages de l’une de ses bibliothèques, deux documents emblématiques : un coffret CD d’Eric Dolphy et… le « Dictionnaire du Père Noël » de Grégoire Solotareff, monument de littérature enfantine, chef d’œuvre de « nonsense » pour les enfants que nous restons tous. Dans le bureau où il consulte (il est psychanalyste), cette figure tutélaire du jazz phocéen se love dans un fauteuil tellement confortable qu’il est propice à l’écoute bienveillante de tout interlocuteur.
Mais là, méfi - comme on dit à Marseille -, les rôles sont inversés docteur !

- Quelles ont été les conditions de réalisation de l’album ?
C’est un son très naturel, voire surnaturel. Il a été travaillé pendant plus d’un an et n’a pas grand-chose à voir avec la première séance d’enregistrement qui a eu lieu fin janvier 2016. Le son ne convenait pas à ACM Jazz Label (Christian Brazier, Cyril Achard…). Ils m’ont incité à retravailler le projet : le responsable, René Pérez Zapata, excellent pianiste de jazz et ingénieur du son, et un autre ingénieur, m’ont fait refaire toutes les prises de piano. Voyant le tour que cela prenait, j’ai aussi écrit une autre partie de guitare sur un thème qui s’appelle « Hannah Malinké ». Tout cela a pris beaucoup de temps pour arriver aujourd’hui au produit fini…

- Quid de la latitude instrumentale laissée aux autres membres du groupe ?
Les membres d’Africa Express ont toute latitude pour développer leurs propres musicalités. Cependant, parfois, un obbligato s’impose, une petite mélodie me vient et je la propose avec, disons, une amicale insistance ; de toute façon à l’arrivée c’est vraiment ce qu’ils font, eux, qui compte le plus. Mis à part Patrick Gavard-Bondet, le guitariste, les autres musiciens n’ont pas eu besoin de ré-enregistrer. Pour ma part, je me suis coltiné la suite avec le travail de mise en forme, de montage puis de mixage et de mastering.

- Les compositions étaient-elles prévues spécifiquement pour l’album ?
Non, elles étaient d’abord prévues pour être jouées en concert, comme témoin de l’évolution de notre musique. J’en ai composé deux ou trois de plus pour l’occasion et je les ai mêlées à des compositions plus anciennes…

- Il y a des mondes entre vos morceaux tout de même, de l’enlevé « Stair Spirit » au cool « Soweto »…
Oui. Tout ça est un voyage à travers l’Afrique et à travers mes influences qui se situent entre Thelonious Monk, Mal Waldron et Erik Satie. J’avais d’ailleurs composé un titre qui s’appelait « Ice Stair », un peu comme un anagramme d’Erik Satie, conçu comme un hommage à la flûtiste Dominique Bouzon. J’ai toujours des titres provisoires - on dit des titres de travail - et un jour un titre définitif s’impose… c’est un peu l’esprit de l’escalier - d’où « Stair Spirit » qui ne s’appelait pas comme cela à l’origine, mais après tout, moi ça me convient !

C’est très difficile de définir le « ça tourne »

- A partir de quel moment peut-on dire qu’une composition est stabilisée ?
C’est une question difficile. J’avais envie de répondre « immédiatement » et puis « jamais ». C’est quelque part entre les deux. C’est très difficile de définir le « ça tourne », comme on peut le dire entre nous. Ça rejoint la définition du jazz par Monk qui disait « je n’ai pas de définition du jazz mais on le reconnaît lorsqu’on le rencontre » !

Jacques Ponzio. Photo Christian Ducasse

- Et ce texte sur « Spaten Nocturne », il fallait l’oser ! C’est la première fois qu’il y a un aspect vocal dans Africa Express…
Oser, ce n’est rien. Pourquoi « fallait-il » oser ? On ne pourra plus dire qu’Africa Express est un projet uniquement instrumental. J’ai osé témoigner de l’importance qu’a eue Jean Pelle pour de très nombreux jazzmen ainsi que pour moi dans l’évolution d’Africa Express, puisque c’est chez lui que j’ai débuté devant du vrai public de connaisseurs, ce qui n’était pas évident dans les années 2001/2002 ; je lui en serai toujours reconnaissant.

- Y avait-t-il alors Eric Surménian à la contrebasse ?
Non, c’était Jean-Yves Abécassis à la contrebasse. Il n’y avait pas Alain Venditti au saxophone mais Alain Chan-Yu-Hong, un Chinois de La Réunion ; un tromboniste, Igor Nazonov. En revanche, le batteur a toujours été Nicolas Aureille, depuis le début. Je le garde comme la prunelle de mes yeux mais comme je ne suis pas du genre à garder les gens prisonniers, je pense qu’il a trouvé à s’épanouir, à s’exprimer dans le cadre de cette musique et c’est très chouette parce que je sais que je peux compter sur lui. Plus de seize ans de vie au sein d’un groupe, ce n’est pas donné à tout le monde.

- En ce qui concerne les compositions justement, le rythme prend de plus en plus d’ampleur. Il y a beaucoup plus d’ouverture.
Oui. Au début je n’étais pas très à l’aise avec le rythme mais en progressant, même si c’est toujours difficile pour moi, je suis un peu plus à l’aise. Cela ouvre ma musique sur des formes qui sont un peu plus variées, tout en restant très logiques et très rationnelles.

- Ça laisse un peu plus de place à…
… à tout ! à la mélodie, à l’harmonie, à l’improvisation, au dépassement. Bien sûr on l’entend surtout pour les deux instruments solistes, la guitare et le saxophone.

- Africa Express, ce sont Les Afriques non ? Entre le thème « hispano-gnawa » qu’est « Rio de Oro », avec cette cymbale ride qui sonne comme des karkabous, ces castagnettes métalliques nord-africaines et « Mousso Kakene »…
Oui ! « Mousso Kakene » ça veut dire « ta femme va bien » ou quelque chose comme ça en baoulé : ce sont les salutations rituelles. On le joue depuis le début. Il a ce côté comptine, c’est vrai, qui a encore évolué puisque j’ai rajouté une forme de pont, si bien qu’il a trouvé une forme définitive - pour répondre à la question posée il y a dix minutes ! Ou provisoirement définitive ! « Rio de Oro », il est certain que c’est un peu « hispano-gnawa ». C’est une composition qui a été faite sur le pouce, la veille de l’enregistrement, et ça a tout de suite marché. Il y a de l’Espagne en Afrique et pas seulement à Ceuta et à Melilla mais aussi dans ce que l’on appelait le Sahara espagnol : c’était l’escale de l’Aéropostale pour aller ensuite en Amérique du Sud dans les années trente - aujourd’hui plus personne ne sait ce que c’est. Les jeunes gens ne savent pas que le Rio de Oro a existé. Enfin, ce sera un bon prétexte pour aller chercher ! Jean-François Merlin y joue à l’archet pour rappeler le vrombissement de l’hélice du Latécoère : bien sûr on l’a retravaillé en studio mais c’était l’idée.

- On pense immédiatement à Saint-Exupéry, « Le Petit Prince »…
Oui, et aussi à Mermoz, à Guillaumet…

- L’Afrique présente sur ce disque : réelle ou fantasmée justement ?
Les deux, évidemment. Ayant vécu 8 ans en Côte d’Ivoire, je ne peux pas tirer un trait là-dessus. Au contraire, plus je vieillis et plus j’ai l’impression que cela me revient à la figure. Évidemment les choses ont bien changé, depuis. Il y a bien sûr tout ce que j’ai pu lire, tout ce que j’ai pu fantasmer mais c’est une autre question. En tout cas, ce n’est pas une Afrique figée ni stéréotypée, je crois pouvoir l’affirmer.

- Vous écoutez ensemble des musiques africaines ?
Non, jamais.

- Sur le disque il y a du balafon…
J’ai un balafon qui vient de mon séjour en Afrique ; je l’ai ramené il y a cinquante ans. Nous en avons joué pendant l’enregistrement, Nicolas Aureille et moi. J’ai d’ailleurs mis des photos des séances sur le blog d’Africa Express pour donner à voir la cuisine et même l’arrière-cuisine de ce qu’il se passe quand on produit un CD tel que celui-ci. Pour moi il n’est pas important de cacher. En écrivant ce que j’ai écrit, en au moins dix épisodes, je transcris tant que ma mémoire est encore fraîche pour ne pas oublier ce qui s’est passé. C’est aussi pour dire à mes copains, ou plutôt mes amis du groupe - car j’estime que nous sommes vraiment des amis - la façon dont j’ai vu ça.

Le balafon de Jacques Ponzio

- Cet album est une invitation à la danse !
Oui, tout à fait. D’ailleurs dans le précédent, il y a une composition que j’avais intitulée « Fleur Pourpre ». Je ne sais pas si quelqu’un a dansé dessus mais en tout cas je l’ai pensé comme ça. Parce que le jazz, en définitive, c’est quoi ? C’est de la musique de danse, de la musique sur laquelle on drague, sur laquelle on boit. Peut-être le tout ensemble. Il faut que ce soit dansant, bien sûr, mais je ne le prends jamais comme un a priori. Il y a tellement de façons de danser qu’on doit en trouver une sur chaque composition.

- Pour terminer, une appréciation de l’évolution du jazz sur Marseille ?
Je considère que je suis moi aussi issu des viviers locaux. Je suis d’ailleurs un ancien élève de Guy Longnon, de Christian Bon et d’André Jaume. Peut-être que cela ne s’entend pas trop maintenant dans ma musique, mais c’est toujours là. Les musiciens de jazz ici écoutent les autres, et c’est formidable. Il y en a qui jouent très très très bien. Evidemment ils sont issus des ateliers, du conservatoire, mais on ne vient pas de rien ! Il faut bien apprendre quelque part et tout le monde ne peut pas être issu de Berklee. Stylistiquement, il me semble qu’il y a un retour du swing à la Django, du swing musette : si ça peut inciter des jeunes gens à redécouvrir cette musique, qui est celle de ma jeunesse, ça me va. De l’autre côté il y a toute cette tendance électro. Cela fait beaucoup de diversité et c’est parfait.

- Ne peut-on pas déplorer un manque de rencontre avec les musiques plus méditerranéennes, qu’elles soient provençales ou nord-africaines, voire avec le rap ?
Je vais encore m’en tirer par une pirouette : Marseille est universelle. Et le côté folklorique n’est pas tellement mon truc, ni le nôtre !

par Laurent Dussutour // Publié le 12 novembre 2017
P.-S. :

Jacques Ponzio, âgé de soixante-dix ans, ne se contente pas d’être la tête pensante et musicale du groupe Africa Express ; il est aussi l’auteur de Thelonious Monk, un ABCDéraire (Editions Lenka Lente, Nantes, 2017) et de Blue Monk, portrait de Thelonious (avec François Postif, Actes Sud, Arles, 1997), sans compter la maintenance d’un site internet sur Monk et d’un blog sur Africa Express.