Entretien

Charley Rose, de l’expressionnisme dans le jazz

Entretien avec Charley Rose et Enzo Carniel à Marciac

Le Charley Rose trio, c’est la formation qui fait sensation dans le bouillonnement créatif du jazz hexagonal actuel. Ce jeune saxophoniste apporte un vent frais, nourri de tentations pop, d’expérimentations électroniques, tout en dirigeant un groupe pétri des meilleures intentions jazzistiques. Lauréat du septième tremplin Jazz Migrations, le groupe a pu s’exprimer sur des scènes conséquentes en cet été 2022 - Marseille, Marciac, Roumanie…
Rencontre à la terrasse d’un bistrot marciacais avec Charley Rose (C.R.) et Enzo Carniel (E.C.), pianiste du groupe, avant leur concert à l’Astrada le 28 juillet.

Charley Rose Trio : Enzo Carniel, Charley Rose

- Comment appréhendez-vous le son de votre saxophone dans le contexte de ce trio ?

C.R. Dernièrement, je suis passé du saxophone alto complètement acoustique au saxophone ténor augmenté par des effets. Je finis par avoir un son assez « wet », je crois, avec des interventions qui relèvent du sound design. Je n’aime pas faire des choses évidentes : ce n’est pas parce qu’on n’a pas de bassiste dans le trio que je vais forcément jouer des basses sur l’instrument pendant un solo de piano. J’aime bien ponctuer mes improvisations d’effets qui sonneraient un peu comme des jouets, à la façon du circuit-bending ou du retro-gaming, pour inclure un peu d’étrangeté dans cet univers du jazz classique ou contemporain. J’aime mettre du hasard dans la musique.

E.C. Un peu comme Xenakis qui, dans sa musique stochastique, mettait du hasard pour faire en sorte que l’orchestre se laisse aller.

C.R. Je ne connais pas vraiment Xenakis. Celui qui m’inspire, dans le travail avec les effets, c’est plutôt Francis Bacon qui mettait du hasard dans l’acte de peindre. Laisser le geste opérer, que ce soit à la brosse, au couteau ou au pinceau, pour ensuite en revenir au cerveau. Puis réimproviser avec ce qui s’est passé à partir du geste inconscient.
Cela étant, dans mes propres improvisations, je suis dans une perspective beaucoup plus classique. J’ai travaillé pendant deux ans avec Mark Turner, en particulier sur les voice leadings, avec en perspective la verticalité dans un jeu mélodique horizontal. C’est un peu comme un travail de pianiste qui débouche sur une forme de pop moderne. J’ai aussi récemment travaillé les cadences de Coltrane pour le jeu instrumental en soi. Depuis trois ans, je suis passé au ténor sous l’influence de Turner et j’ai étudié les différentes écoles autour de cet instrument : Warne Marsh, Joe Henderson… J’aime la façon dont on peut atteindre le suraigu avec le saxophone ténor. En fait, je m’y suis mis surtout en réponse à une voix intérieure alors que j’ai joué du saxophone alto presque toute ma vie. Sur ce dernier, j’essayais de développer des sons à la Paul Desmond ou Lee Konitz.

E.C. Cette couleur, il me semble que tu la gardes. Tu gardes ton son parce que tu en as une idée intérieure que tu projettes à l’extérieur.

C’est ça qui est génial dans le jazz, de tout pouvoir changer

- Ce jeu sur les couleurs, vous le négociez au sein du groupe ?

E.C. C’est Charley qui gère les effets. Personnellement, j’ai juste le synthétiseur MS20 pour les basses. On travaille beaucoup le son en trio. Charley amène la base. C’est un peu comme dans « House of Echoes », le projet que je dirige par ailleurs.

C.R. De toute façon, Enzo Carniel et Ariel Tessier sont tellement bons sur leurs instruments que l’on peut prendre n’importe quel matériau, il en sortira toujours quelque chose de beau. Je pense bien sûr à leur son particulier. Mais c’est parfois surprenant de jouer avec d’autres batteurs.
On a joué récemment avec Guilhem Flouzat ou bien Pit Dahms parce qu’Ariel n’était pas disponible, et on a joué une nouvelle musique à chaque fois, même s’il s’agissait des mêmes structures ou des mêmes schémas narratifs. L’énergie, le style musical changent à chaque fois. C’est ça qui est génial dans le jazz, de tout pouvoir changer. Et comme je n’écris pas les parties de batterie, les directions prises peuvent toujours être surprenantes.

Charley Rose © Michel Laborde

- Charley, quel a été votre parcours musical avant d’en arriver à monter ce trio ?

C.R. Comme beaucoup, j’ai commencé par le classique au conservatoire de Pau. J’ai ensuite intégré la classe de jazz de Jacky Berecochea à Mont-de-Marsan avant de faire un bachelor à San Sebastian avec entre autres Guillermo Klein et Jorge Rossy. Puis j’ai fait un master à Amsterdam où j’ai rencontré nombre de musiciens free très branchés sur la scène new-yorkaise actuelle. À Paris, j’ai continué à travailler avec Guillermo Klein, pédagogue hors pair, superbe compositeur qui travaille sur ce qu’il appelle des filtres, des lignes mélodiques modifiées métriquement. C’est une forme de poésie cadrée.

E.C. Il peut y avoir une part scientifique dans nos propositions. Pour moi, c’est un peu l’intellectualisation de notre musique. On a un concept que l’on pose puis on rentre dans le sensible.

une recherche d’équilibre subtil entre l’écrit et le hasard, avec une manière d’engager le corps dans l’art

- Pour vous, Charley, cette part de sensibilité vient principalement de l’expressionnisme ?

C.R. L’expressionnisme, c’est quelque part donner libre cours à l’inconscient sans aucune limite. J’en reviens un peu présentement. Je suis plus dans une voie tangentielle : celle de la figure de Bacon. Il y a des données figuratives certes, mais il y a aussi cette part de hasard dont j’essaye de me saisir en musique. Pour moi, la pop musique moderne dans laquelle nous baignons tous, ce sont un peu ces données figuratives, dont j’essaye de me saisir. Puis par le jeu du hasard je vais essayer de faire émerger quelque chose d’étrange, qui résonne dans l’inconscient par une sensation unique.

E.C. C’est une recherche d’équilibre subtile entre l’écrit et le hasard, avec une manière d’engager le corps dans l’art. Dans l’acte d’improviser, on engage tout dans ce qu’il se passe de manière inattendue. C’est ça que je trouve beau dans le jazz que l’on fait : il y a la part d’écriture et la vie dans son ensemble, tout ce qui se passe sur le moment.

Enzo Carniel © Michel Laborde

- Vous semblez tout de même avoir beaucoup de respect pour des formes archaïques du jazz, sans parler de « tradition », bien que vous n’ayez pas de basse…

E.C. Pour moi, respecter la tradition, c’est reproduire la démarche qu’avaient les maîtres, c’est-à-dire la recherche permanente. Bud Powell, Parker et Monk étaient des chercheurs. Le meilleur hommage que l’on puisse leur rendre, ce n’est pas de reproduire exactement ce qu’ils faisaient mais c’est bien d’être dans la recherche. Dans ce trio, je peux jouer des basses au MS20 et faire des lignes de piano simples dans lesquelles le saxophone peut s’immiscer.

C.R. Pour nous, en tout cas, c’est le fruit d’un heureux hasard de ne pas avoir de basse : simplement, un bassiste n’était pas venu à une répétition et on a trouvé que ça sonnait très bien. Finalement, ça nous permet d’être dans l’auto-suffisance. Grâce au synthétiseur, on peut aller du côté de la pop moderne et, avec mes effets, on peut aller assez loin dans l’expérimentation. Sans basse, il me semble que ça laisse plus de place à chacun d’entre nous pour s’exprimer en toute liberté, sans forcément suivre une structure d’accords. Notre vrai domaine de compétences, c’est ça : c’est l’improvisation.