Entretien

Anaïs Drago, violoniste flamboyante

Le violon transalpin renaît sous les traits d’Anaïs Drago.

Anaïs Drago © Damiano Andreotti

Née dans la charmante ville piémontaise de Biella en 1993, Anaïs Drago est la lauréate du référendum Top Jazz, organisé par la revue Musica Jazz en 2022. Son appétit musical lui donne l’occasion de se produire avec diverses formations, passant aisément du jazz aux musiques du monde sans négliger l’expérimentation électroacoustique. Elle accompagne des artistes issus de la scène du pop-rock italien et continue de parfaire son langage musical dans le domaine des musiques improvisées.
Son dernier trio dénommé Terre Ballerine est programmé à de nombreuses dates en 2024, de même que son incursion musicale dans un projet théâtral. Autant de bonnes raisons de questionner cette musicienne qui fourmille d’idées.

Anaïs Drago © Damiano Andreotti

- Anaïs, pouvez-vous nous dire d’où vous vient votre passion pour la musique ?

La musique fait partie de ma vie depuis toujours. Je suis née dans une famille de musiciennes : ma maman, ma tante et ma sœur. J’ai commencé la pratique de l’instrument à trois ans et demi, ça ne m’a jamais déplu et je ne me suis jamais rebellée. Je peux vous affirmer que la majeure partie de mes expériences les plus belles, les plus divertissantes (et formatives, mais cela, je l’ai compris plus tard) de mon enfance sont liées à la musique. Il n’y avait donc aucune raison que je stoppe cet apprentissage. La passion à proprement parler, je crois pouvoir l’évoquer à partir de mes seize ans où, avec mon violon, j’ai commencé à jouer d’autres musiques à partir du folk irlandais. Ensuite, j’ai commencé à m’amuser, non plus seulement grâce à la musique mais vraiment avec la musique. Durant toutes ces années, plus j’apprenais et plus montait en moi le désir d’étudier et de découvrir de nouvelles choses, heureusement c’est encore d’actualité !

- Comment est né votre intérêt pour le jazz et l’improvisation ?

Cet intérêt est né comme un défi. J’étais fraîchement diplômée de violon classique et, avec un ami, j’ai joué un standard de jazz pour la première fois de ma vie. J’ai échoué à la fin de l’exposition du thème comme s’il y avait devant moi un mur impénétrable. À ce moment-là j’ai réalisé, après presque seize ans consacrés à l’instrument et aux études, qu’il y avait un univers musical dont je ne savais rien ; alors j’ai décidé de me retrousser les manches. Si je n’avais pas vécu cette expérience, je ne serais probablement jamais devenue musicienne. Le long processus par lequel j’aurais pu devenir une musicienne classique ne m’intéressait guère, et je n’étais pas non plus attirée par un travail en orchestre. J’avais déjà commencé les démarches pour m’inscrire à l’université. J’ai ensuite découvert que l’on pouvait vivre de la musique sans avoir un poste fixe et j’ai décidé de me lancer. La découverte du jazz et des musiques improvisées fut l’un des évènements les plus importants de ma vie parce que j’ai commencé à compenser un caractère et une attitude personnelle très méthodique, rigoureuse, organisée et peu encline à l’imprévu. Pendant des années, cela a quasiment constitué une dichotomie : grâce à la pratique de l’improvisation, j’ai compris que dans la vie on ne peut pas tout contrôler, et c’est mieux ainsi.

- Pourquoi avez vous choisi le violon ?

Techniquement je ne l’ai pas choisi ; c’est ma mère qui l’a fait pour moi. Elle avait déjà fait ce choix avec ma sœur Sarabeth, violoniste professionnelle également. Elle a privilégié la sécurité en me confiant un instrument en lequel elle avait confiance. En fait, la méthode Suzuki, que nous avons étudiée avec Sarabeth, nécessite la présence d’un parent qui est fondamentale durant les premières années d’apprentissage. Il est difficile d’imaginer qu’un enfant de seulement quelques années soit capable de s’autogérer dans la pratique au quotidien de l’instrument et des exercices à travailler. Même si je n’ai pas choisi le violon, il ne m’a jamais déplu et comme j’ai tendance à toujours faire de mon mieux avec ce dont je dispose, c’est avec cet instrument que ça s’est passé et je n’ai jamais eu l’envie de changer. Il faut que je vous avoue que je joue sur le même violon depuis l’âge de quatorze ans ; malgré ses limites et ses défauts, je le considère comme le complice de ma carrière musicale et sonore.

- L’histoire du violon est déterminante en Italie dans les musiques baroque et classique, mais dans le jazz c’est avant tout en France, avec la trilogie Stéphane Grappelli, Jean-Luc Ponty et Didier Lockwood, que cet instrument a marqué l’histoire du vingtième siècle. Pensez-vous que l’on assiste à un renouveau du violon en Italie ?

Indubitablement, ces dernières années, le violon a conquis un espace plus important dans le jazz et les musiques improvisées en Italie. Il faut en remercier les trois grands musiciens que vous avez cités et d’autres également. Cet instrument est extrêmement versatile et agile, je ne suis pas la seule à le dire. J’apprécie que beaucoup de personnes s’aperçoivent qu’il est possible d’être violoniste sans être exclusivement voué à travailler en orchestre ou à avoir un rôle de soliste, mais bravo aux virtuoses qui y arrivent. Je pense que c’est certainement la résultante d’un parcours de maturité dans le monde de la musique académique qui relâche enfin le joug en devenant plus inclusive et curieuse.

Il faut que je vous avoue que je joue sur le même violon depuis l’âge de quatorze ans et, malgré ses limites et ses défauts, je le considère comme le complice de ma carrière musicale et sonore.

- Quelles furent vos impressions lorsque vous avez partagé la scène avec Enrico Rava et Antonello Salis, ces deux figures tutélaires du jazz italien ?

Vous citez deux noms incroyables du jazz italien avec qui j’ai passé des moments importants et très différents. En synthétisant je peux dire que l’expérience avec Enrico Rava, que j’espère renouveler, a été incroyablement formatrice, non seulement musicalement mais aussi émotionnellement. J’admets que, dans ce moment particulier, je me suis laissée submerger par le stress en me retrouvant à faire quelque chose tout en imaginant ne pas être assez prête et mature. Ces vingt-cinq minutes de musique passées avec Enrico Rava ont été comme des graines semées dans un champ et chaque jour qui passe depuis cet évènement, je sens que quelque chose en moi a grandi. On m’a dit qu’il fut enthousiasmé par cette expérience ; en ce qui me concerne, question enthousiasme, inutile de vous dire que… c’est évident ! La rencontre avec Antonello Salis a eu lieu plus tard, alors que je bénéficiais de l’expérience acquise précédemment. Toutes mes tensions se sont libérées et je me suis immergée dans l’énergie volcanique d’Antonello, tout en restant en lien avec mon trio Terre Ballerine. Ce fut un moment d’improvisation libre extrêmement joyeux et léger, identique à l’expérience vécue avec Enrico Rava.

Anaïs Drago © Damiano Andreotti

- Vous avez fait partie de l’Orchestra Nazionale Jazz Giovani Talenti dirigée par Paolo Damiani, pouvez vous nous évoquer cette expérience ?

J’ai eu le plaisir de faire partie de ce projet durant deux années consécutives et je suis reconnaissante à Paolo Damiani de m’avoir donné cette possibilité parmi tant d’autres. La valeur de cet orchestre, au-delà de l’aspect formatif, est de pouvoir se confronter à un ensemble où tu es invitée à écrire des musiques originales. Tu as entre autres l’occasion de jouer dans des lieux prestigieux. Cela te donne l’occasion de faire connaissance avec des musicien.ne.s de ta génération qui arrivent de toutes les régions d’Italie et qui chacun.e ont quelque chose à dire. Grâce à Paolo, j’ai connu d’innombrables personnes et des musiciens extraordinaires avec lesquels je continue de collaborer dans différents projets.

- De quelle manière vous êtes-vous intéressée à l’univers de Frank Zappa ?

Vers la fin de mes deux années de composition et d’arrangement consacrés au jazz, j’étais à la recherche d’un sujet pour ma thèse de fin d’études. Je ne me souviens plus exactement comment et pourquoi, mais j’écoutais alors l’album Hot Rats et ça m’avait bouleversée. Le nom de Frank Zappa ne m’était pas inconnu mais je reconnais que jusqu’à cet instant précis je n’avais rien entendu de lui. Je décidai alors de transcrire une grande partie de sa musique pour ma thèse en devenir. J’ai choisi une sélection de vingt morceaux à transcrire et j’en ai composé cinq, basés sur de petites cellules harmoniques, mélodiques et rythmiques extrapolées de ses compositions, tout cela destiné à mon septet. Ces musiques, entre autres, font partie de mon premier disque Anaïs Drago & The Jellyfish qui fut mon premier projet en immersion dans le jazz italien. Par la suite, le Covid et les difficultés pour faire engager un septet de nos jours m’ont contrainte à travailler sur d’autres projets qui m’ont néanmoins permis de découvrir d’autres univers musicaux. Mais je suis ravie d’avoir retrouvé le monde de Frank Zappa cette année avec la contrebassiste et compositrice Valentina Ciardelli, une authentique « zappienne ». Nous avons travaillé à des arrangements de compositions de Frank Zappa pour musique de chambre, qui verront rapidement le jour, à la fois dans un projet discographique et pour une tournée.

Ces vingt-cinq minutes de musique passées avec Enrico Rava ont été comme des graines semées dans un champ et, chaque jour qui passe depuis cet évènement, je sens que quelque chose en moi a grandi.

- Comment est né votre projet Terre ballerine ?

A la fin de l’année 2022 j’ai acceptée une belle invitation d’Enrico Bettinello qui me proposait de faire partie du centre de production WEStart de Novara. Il m’a demandé de créer une proposition artistique construite en commun. Après beaucoup de réflexions partagées avec Enrico, j’ai proposé un trio composé de Federico Calcagno à la clarinette et clarinette basse et de Max Trabucco à la batterie et aux percussions. Le répertoire a été composé en quelques semaines et j’ai été portée par une énergie créative et spontanée. J’ai retravaillé des notes, des idées et concepts ; le tout était écrit dans un cahier, ainsi que des mémos vocaux de l’année précédente. L’inspiration principale est due à des œuvres d’art picturales ou littéraires. Le nom du trio provient d’un lieu proche de mon habitation où il y a un bois qui s’ouvre sur une clairière sous laquelle stagne un lac. Les racines entrecroisées des arbres sur ce terrain meuble évoquent une terre qui danse, sensation d’autant plus forte lorsque tu sautes dessus !

Anaïs Drago © Damiano Andreotti

- Quels sont vos projets pour 2024 ?

Au début de l’année nous entrerons en studio avec Valentina Ciardelli et le contre-ténor Riccardo Strano pour mettre la dernière main à notre hommage à Frank Zappa et à l’irrévérence de sa musique. Je suis très motivée par ce projet qui synthétise beaucoup de formes expressives qui m’ont inspirée durant ces dernières années. Après une période consacrée à diverses expérimentations électroniques, je me rapproche de la musique de chambre dans le sens classique du terme. Ensuite, je serai en tournée avec soixante représentations théâtrales dans les principales villes italiennes pour La Buona Novella sous la direction de Giorgio Gallione et avec l’acteur Neri Marcorè. Le reste de l’année sera dédié au trio Terre ballerine, qui bénéficie d’ores et déjà de l’attention des principaux festivals de la péninsule et que j’espère bien exporter au-delà de nos frontières. Et sinon, qui sait ce que le futur me réserve !