Scènes

NRW, le land du jazz

Jazz en Rhénanie du Nord-Westphalie, de Köln à Münster.


© Eric van Nieuwland

Que ce soit de façon structurée avec le soutien aux artistes, comme à Cologne, ou de façon programmatique comme au festival de Münster, le très riche land allemand compte de nombreuses initiatives, festivals, collectifs qui favorisent l’activité de la scène jazz.

Le NRW (Nordrhein-Westfalen en allemand) est le land le plus peuplé et l’un des plus riches avec sa configuration centrale dans la mégalopole européenne du bassin de la Ruhr. De nombreuses villes sont aussi actives dans le jazz, comme Cologne, Wuppertal, Münster, Moers, Leverkusen, Gütersloh, etc. La politique culturelle du land favorise les festivals et les initiatives. Parmi elles, le dispositif NICA Artist Development, hébergé par le Stadtgarten, la scène jazz et musiques actuelles de Cologne. Ce dispositif – dont nous parlons régulièrement – accompagne dans leur développement de carrière des jeunes artistes résident·e·s du land, quelle que soit leur nationalité. L’Allemagne est un pays qui se méfie des rodomontades d’extrême-droite et qui préserve le droit du sol. Ce sont actuellement 10 artistes qui sont soutenu·e·s par NICA et comme chaque année, lors du Winterjazz de Cologne, les professionnel·le·s du jazz sont invité·e·s à découvrir leur travail.

Marlies Debacker et Salim(a) Javaid © Eric van Nieuwland

Le Winterjazz Köln au Stadtgarten procède toujours de la même façon : une première soirée de présentation des artistes NICA pour les pros et une seconde, ouverte au public et gratuite, qui présente une quarantaine de musicien·ne·s de la scène de Cologne sous la direction artistique de la saxophoniste Angelika Niescier et de la contrebassiste Ulla Oster.

Pour cette édition, six projets sont présentés dans un format court d’une vingtaine de minutes. À chaque concert, on change de salle : l’auditorium en gradins ou le club debout. Les esthétiques sont adaptées en conséquence.
Cette édition permet d’entendre de nouveau la pianiste belge Marlies Debacker (déjà entendue en solo au Jazzfest Berlin en novembre 2023) dans un duo avec Salim(a) Javaid, un·e saxophoniste improvisateur·trice qui l’accompagne depuis de nombreuses années puis en trio avec le contrebassiste Stefan Schönegg et le batteur Etienne Nillesen. Ces quatre musicien·ne·s sont d’ailleurs tou·te·s membres du collectif impakt, pour l’improvisation et la nouvelle musique à Cologne. Et ce n’est pas un hasard.

Pour le duo, Debacker et Javaid développent le concept de méta-instrument composé d’un corps de piano à queue et d’un saxophone alto. C’est cet ensemble fusionnel qui sonne et qui se confond par moments au Cristal Baschet, au synthé modulaire ou à la vielle à roue, tant les sons sont étirés, horizontaux, vibrants, évanescents… Les notes sont fragmentées, cassées, il y a peu d’accords joués au piano et, comme au sax, les sons sont joués détachés, filants, sans empreinte, sans trace.

Marlies Debacker © Eric van Nieuwland

En trio, avec la musique de Stephan Schönegg, on retrouve la pianiste belge, calme et stoïque, et très concentrée. Dès les premières notes, le trio sonne comme un bol tibétain, dans une sorte de vortex sonore qui va en s’amplifiant. La contrebasse à cinq cordes et la double caisse claire préparée (sans autres éléments de batterie) produisent quelques cliquetis métalliques dans cette vibration. Debacker ne touche pratiquement pas le clavier et joue directement sur les cordes du piano, la table d’harmonie et le corps. De cette lente immersion méditative, on perçoit la musique qu’on entend, celle qu’on ressent et aussi celle qui est suggérée par les harmoniques et dans les interstices.

Luise Volkmann © Eric van Nieuwland

Luise Volkmann présente un nouveau quartet avec trois musiciens de haut vol : Paul Jarret (guitare), Phil Donkin (contrebasse) et Oliver Steidle (batterie). On s’attendait à une performance décoiffante, le groupe jouant sur une seule ligne ouverte, égalitaire, les petites bribes de compositions plutôt chantantes forment une narration assez rythmique. Mais les choses en sont restées là. Il semble évident que le projet a besoin de mûrir et de trouver ses marques, car les musicien·ne·s impliqué·e·s en ont sous le pied !

Le nouveau septet du saxophoniste Fabien Dudek présente une double rythmique avec Kirke Karja et Felix Hauptmann aux claviers, David Helm et Roger Kintopf aux basses et Leif Berger et Alexander Parzhuber aux batteries. Day By Day est le nom de cette création. Le musicien avait présenté le septet La Campagne en 2023, dont le disque vient d’être nommé en compétition pour le prix allemand du meilleur disque de l’année. Là, il présente une musique écrite très chargée avec une montée en puissance logique vu l’instrumentation. De la salle, l’ensemble est très compact, manque de clarté et perd en cohérence. Au milieu de ce mur de son, un magnifique duo entre les deux batteurs vient retourner le public.

On termine cette présentation par une pop trop sucrée de la chanteuse Ray Lozano dont le brin de folie ne suffit pas à rendre intéressante une musique largement passée.


Le lendemain, après un rapide trajet en train, c’est la ville de Münster, légèrement en retrait de la mégalopole de la Ruhr, qui arbore les couleurs de son festival de jazz, édition « Shortcut ». En effet, pour des raisons économiques, le festival alterne une grande édition sur 4 jours avec une vingtaine de concerts et une petite édition d’un jour et demi avec 5 concerts.

Jazzfestival Münster © Ansgar Bolle Photography

Le festival international de jazz de Münster porte fièrement son nom, car son directeur artistique Fritz Schmücker est de celleux que l’on croise dans les festivals d’Europe, toujours à l’affût d’un nouveau nom à dénicher et avec qui on échange pour se refiler les bons tuyaux.
Cette édition Shortcut, dont les concerts sont enregistrés et/ou diffusés en direct par la radio d’état WDR 3 ne présente que des créations ou des premières allemandes. Aussi, le trio italien de la violoniste Anaïs Drago jouait pour la première fois dans le pays. Par un hasard qui n’en est pas vraiment un, la violoniste venait de faire la UNE de Citizen Jazz. Aussi, Fritz Schmücker exhorte la salle pleine de plus de 1000 personnes à bien vouloir lire Citizen Jazz pour se tenir au courant de ce qui se fait en Europe. Une promotion fort sympathique !

Anaïs Drago © Ansgar Bolle Photography

Avec un trio qui sort de l’ordinaire, la violoniste italienne utilise souvent le jeu en doubles cordes et laisse de l’espace à ses compagnons. Le clarinettiste Federico Calcagno (qui sévit par ailleurs à Amsterdam au sein de groupes internationaux) est un miroir musical qui permet au violon de belles saillies contrapuntiques et d’aussi lumineux unissons. Dans le cadre de compositions, les improvisations sont alertes et envolées. Les ambiances sont multiples, on entend la clarinette, la clarinette basse, le violon, le violon électrique. La musique s’en trouve portée par une poésie sous-jacente et l’usage d’effets et de pédales apporte aussi une certaine langueur. Le public est conquis par cette belle prestation.

Le projet suivant est une création et rassemble également des instruments assez rares sur scène. Le Français Michel Godard est au serpent médiéval, le Suisse Lucas Niggli est à la batterie et aux percussions, la Grecque Sofia Labropoulou est au kanun [1] et l’Autrichien Matthias Loibner est à la vielle à roue préparée. Autant dire qu’avec ce genre d’assemblage, l’ivresse est garantie, qu’importe le flacon.

Matthias Loibner © Ansgar Bolle Photography

Pour réaliser un tel projet, il fallait d’abord s’accorder sur des pièces qui pouvaient être jouées par le serpent. L’instrument ancien n’a pas pour fonction de jouer dans toutes les gammes ni tous les registres. Une fois la zone de confort commune repérée, rien de plus simple que d’en sortir au gré des improvisations, relances, joutes et interactions dont ce concert, diffusé en direct à la radio, a été le théâtre. Cette étrange combinaison de sonorités et de temporalités raconte une longue histoire de la musique dans le monde. Avec les effets, les sens étaient brouillés et l’on pouvait parfois entendre les sons d’une guitare électrique, d’un arghoul ou d’un cymbalum, petits leurres de cette musique chimérique. Le phrasé très souple du serpent est ponctué de délicates interventions de la percussion et malgré une seule journée de répétition, on sent tout le potentiel de cette combinaison.

L’octet de la pianiste britannique Zoe Rahman est venu conclure cette première soirée avec une musique colorée et pleine d’influences diverses. Avec un équipage classique composé d’une rythmique et d’une ligne de cinq soufflant·e·s, les solos se sont succédé, rapidement, sans que personne ne s’illustre vraiment et les thématiques musicales étaient certes énergiques mais assez convenues. Mais cette troisième partie vient compléter une programmation pensée comme un tout, qui doit se dérouler hic et nunc devant plus d’un millier de personnes aux attentes différentes.

Michel Godard © Ansgar Bolle Photography

Shortcuts se termine le lendemain midi dans la chapelle dominicaine désacralisée où se trouve une œuvre de Gerhard Richters « un pendule et deux miroirs jumeaux ». Michel Godard, en solo, au serpent et avec quelques boucles de basse électrique en guise de basse continue, se promène dans le public (très nombreux) et improvise quelques mélismes semblant sortir d’un vieux grimoire. Il échange avec le public à propos de son instrument, prend son temps et profite comme nous de l’acoustique fantastique des églises à coupoles en croix.

L’édition Shortcut du festival de Münster se termine tôt, il reste juste assez de temps pour visiter le musée Picasso de la ville, qui possède de nombreuses lithographies de l’artiste, dont la série complète sur le taureau, un chef d’œuvre d’épure, du figuratif à l’abstraction. Un peu comme certaines programmations de festivals !

par Matthieu Jouan // Publié le 21 janvier 2024

[1Instrument de la famille des cithares sur table, à cordes pincées.