
Anaklasis, la Pologne entre deux mondes
Présentation du label de Varsovie, entre musique écrite occidentale et jazz.
En préparant ce dossier sur la Pologne, il est très vite apparu que le pays recelait des trésors plus ou moins jalousement gardés. C’est le cas du label Anaklasis Records, qui propose depuis le début de la décennie un catalogue où le jazz côtoie musique contemporaine et classique avec le sentiment que tout ceci est intimement lié. C’est notamment le travail de la collection Révisions qui propose à des musiciens de jazz de visiter le riche patrimoine des compositeurs polonais avec beaucoup de liberté, dont le « pianohooligan » Piotr Orzechowski s’est emparé. Avec une identité visuelle faite de la couleur orange, ces disques luxueusement enregistrés feront songer aux premières années du label Budapest Music Center. On a connu référence moins flatteuse.
Musicien désormais sexagénaire, Kuba Stankiewicz est un de ces pianistes virtuoses dont la Pologne a le secret, avec à la fois une très bonne connaissance de l’histoire du jazz mondial et une acculturation naturelle à la musique écrite occidentale. Avec Inspired By Roman Statkowski, il s’attache avec un trio augmenté à l’œuvre d’un compositeur polonais à cheval entre le XIXe et le XXe siècle, auteur d’opéras et très influencé par les Russes et notamment Moussorgski. C’est d’ailleurs sur son opéra le plus célèbre, le très pieux Maria, que l’orchestre construit ce disque. Dans un style très impressionniste illustré notamment par « Allegro Animato », Stankiewicz s’approprie la musique de Statkowski en s’appuyant énormément sur la batterie très musicale de Tina Raimond, musicienne étasunienne qui a notamment travaillé avec Bobby Bradford. Le trio, où le contrebassiste Darek Oleszkiewicz fait office de base discrète mais indispensable, s’illumine lorsque le saxophone de l’Israélien Daniel Rotem vient se poser en douceur pour donner davantage de couleurs, une recette que Stankiewicz réitérera sur le label avec un autre compositeur de l’entre-deux siècles, Inspired by Ludomir Róźycki.
Il n’y a qu’en Pologne qu’un pianiste virtuose peut devenir premier ministre et héros de l’indépendance du pays. Ce fut le destin de Ignacy Jan Paderewski, premier ministre lors du Traité de Versailles de 1919. Auteur d’opéras et personnage charismatique qui tâtera aussi du cinéma, Paderewski a marqué l’histoire a priori davantage par sa personnalité et son empreinte que par sa musique. Un postulat que Krzysztof Herdzin a décidé de battre en brèche avec une interprétation soliste d’une poignée de ses œuvres. Herdzin est lui aussi un touche-à-tout brillant, auteur d’un hommage à Chopin il y a trente ans et proche des milieux du cinéma. Le solo de piano est intense et très concertant, à l’image de « Nokturn b-dur op.16 nr.4 », et si les couleurs prises par Herdzin sont clairement jazz, son expression classique et son toucher très léger en font un hybride tout à fait délicieux.
Comme ses illustres prédécesseurs, Karol Szymanowski a vécu entre deux siècles, mais son œuvre a acquis une reconnaissance internationale sans pareille. Avec Róźycki, il fit partie du mouvement Jeune Pologne qui s’illustra au début du XXe siècle, mais son ouverture au monde en fit un véritable aventurier, très influencé par les musiques du pourtour méditerranéen. C’est pour le violon, d’abord, qu’on connaît Szymanowski, et notamment son Concerto n°1. Mais c’est sans violon que le trio réuni autour du grand saxophoniste Adam Pierończyk aborde l’œuvre du compositeur, avec cette nonchalance qui lui est propre. Avec lui, la pianiste Domenika Wania fait jouer tout son bagage classique tout en enluminures, à l’instar de « Tube XII » où le piano se fait très abstrait en contrepoint de la guitare de Nelson Veras. La force de ce Szymanowski/X-ray réside surtout dans l’échange permanent entre le saxophone et la guitare, qui joue avec beaucoup de simplicité. « Image V » l’illustre, le saxophone de Pierończyk trouvant une grande quiétude dans l’échange. On retiendra principalement « Electron II » pour le travail collectif où saxophone et piano jouent avec beaucoup de mimétisme pendant que Nelson Veras agrandit les perspectives par des lignes sporadiques qui vont au plus profond de l’œuvre de Szymanowski.
Le point d’orgue de cette collection très riche qui construit des ponts entre les époques est à mettre au crédit du violoniste Adam Bałdych en compagnie de la vocaliste et musicologue Agnieszka Budzińska et son Ensemble Peregrina. Également harpiste, elle joue ici de la harpe celtique avec Grace Newcombe. C’est Budzińska qui a contribué à mettre en lumière le Kras52, un recueil sauvé des flammes de Warsaw durant la seconde guerre mondiale et témoignant de la richesse de la musique médiévale et Renaissance en Europe, notamment en Pologne avec des partitions de Nicolas de Radom que l’on peut rapprocher de l’Ars Nova.
Le résultat est un ravissement, tant le jeu expansif de Bałdych épouse parfaitement le propos de la musique ancienne, à l’image de « Maria en mitissima » où la clarinette contrebasse de Michał Górkzyński agit en contrepoint. Le résultat semble hors du temps, dans un monde d’harmonie. Il en va de même pour « Liber generationis » où les voix lointaines de l’ensemble Peregrina offrent des polyphonies étranges dans cette étreinte du violon et de la clarinette. Basé sur des morceaux courts, Laeta Mundus est d’une étincelante pureté. Le violon, au paradigme plus contemporain, offre une profondeur qui laisse l’auditeur dans les limbes entre deux époques, dans une torpeur pleine de poésie, à l’image de « Jesu Christe rex superne » où la clarinette contrebasse caresse les voix du chœur pendant que le violon travaille la masse orchestrale avec des ostinatos profonds. Anaklasis, qui porte le nom d’une œuvre de jeunesse de Penderecki, est un label à suivre très attentivement.