Portrait

Piotr Orzechowski, le déconstructeur

Portrait du jeune pianiste prodige de Cracovie, très influencé par la musique contemporaine.


On attend rarement d’un hooligan qu’il nous ouvre des perspectives et nous fasse réfléchir. Qu’il nous ravisse aussi. Loin des brutes avinées qui cassent des barrières en périphérie des matchs de football, le jeune pianiste Piotr Orzechowski a choisi le pseudonyme de Pianohooligan pour d’abord montrer qu’il était là pour bousculer son monde. A cheval entre la musique écrite occidentale et le jazz, le musicien montre avant tout un univers très ouvert et influencé par l’électronique où Bach comme les premières années du swing aiment à se faire déconstruire. Le tout avec un toucher dont la grâce nous éloigne rapidement de l’image du nervi.

Piotr Orzechowski n’a que 21 ans, en 2011, lorsqu’il remporte le prestigieux prix de piano solo du Festival de Montreux ; il se passera dix ans avant que nous le découvrions aux côtés des frères Oleș pour un hommage à Joe Zawinul. Diplômé de Berklee mais aussi de l’université de Varsovie pour la philosophie, le musicien est aussi précoce que brillant ; il est de ceux qui aiment se poser des questions, et encore mieux, y répondre. Pour peu que vous parliez polonais, il anime sur sa chaîne Youtube des vidéos qui parlent d’improvisation. Dans un pays où le jazz de tradition côtoie les formes les plus radicales, Pianohooligan a vite choisi son camp : sur la très riche source d’information culture.pl, le jeune homme déclare : « Je n’ai pas l’intention d’être muséologue, je veux faire revivre l’esprit du jazz, m’éloigner de la musique académique. J’attends une confrontation » ; c’est un résumé de ce qu’il traduit en musique dans l’un de ses derniers albums parus, Critique Of Swing In Two Parts, lente digression soliste qui interroge les débuts du Swing et ses rhizomes plongés dans la musique classique et contemporaine.

Si les premiers instants semblent très chromatiques, avec beaucoup d’écho comme pour prendre de la distance, les motifs debussyens qui sont joués, jamais éloignés du silence, empruntent parfois à Stravinsky. Piotr Orzechowski y poursuit le fil de ses idées et treize ans plus tard, on perçoit ce qui avait séduit le jury de Montreux. Le pianiste est habile, refuse toute forme de joliesse inutile mais va au bout de sa pensée, travaille les clusters sans insistance et joue avec les déliés en évoquant fugacement Gershwin. Il ne s’agit pas d’emprunts ou de citations, juste des impressions et des fragrances comme un tableau impressionniste qui se mettrait en mouvement. La musique de cette première partie est très contemplative, souvent solaire et témoigne d’un attachement à un jazz proche de musiciens comme Marc Copland, avec qui il partage d’avoir joué avec Randy Brecker, ou encore John Taylor. Ceci n’est qu’un avatar d’une réflexion intense, profonde et incroyablement bien construite. En un mot, dialectique. Ce que la seconde partie nous expose.

Le pianiste est habile, refuse toute forme de joliesse inutile mais va au bout de sa pensée

La musique contemporaine est la matrice de notre Pianohooligan. On s’en aperçoit à mesure que l’on pénètre dans la seconde partie du disque, où la main gauche se fait plus insistante, plus complexe aussi jusqu’à ce que des motifs répétitifs apparaissent et construisent un autre récit, qui évoque ponctuellement le sonorisme de l’une des figures de la musique d’avant-garde polonaise, Krysztof Penderecki. Le talent d’Orzechowski, est de brosser une histoire de la musique par un mélange progressif de couleurs, à la manière d’une aquarelle, et de tendre vers un propos plus complexe et abstrait puis de terminer sur une conclusion contemplative, comme pour boucler un propos chapitré, soutenu et d’une grande pertinence.

Penderecki est la grande affaire de Piotr Orzechowski. D’abord parce que le maître, décédé en 2020 ne tarissait pas d’éloge sur le jeune pianiste : « C’est un jeune homme remarquablement talentueux, doté d’une imagination débordante. Capable d’exploiter l’intérieur du piano avec des baguettes, il peut jouer une variation de « Polymorphia » sur les cordes du piano. Il peut faire quelque chose que je ne pourrais probablement pas faire
 ». C’est vrai que la version de « Polymorphia » par Pianohooligan est assez hallucinante et fait penser à l’approche du piano préparé de Benoît Delbecq, à la fois très aventureuse et toujours soucieuse d’une cohérence mélodique.

C’est sur Experiment : Penderecki que le pianiste, un an après son prix de Montreux et signé sur le label de musique classique et contemporaine Decca, proposait une réduction au piano solo des premières œuvres orchestrales de Penderecki. Le résultat est fascinant, à la mesure des deux talents. « Stabat Mater », et sa rythmique mate née des tréfonds du piano en est le brillant symbole, suscitant les images que la musique de Penderecki, fût-elle déconstruite, a toujours su porter, aux côtés de Kubrick notamment.

Dans d ’autres albums solo, le Pianohooligan continue de déconstruire la musique comme d’autre saccagent des abribus. Avec une jouissance rare. Il en est ainsi avec 24 Preludes & Improvisations qui donne à entendre un pianiste très concertant. Quant à 15 Studies For The Oberek, il s’intéresse à la danse traditionnelle polonaise. Le pianiste démantèle la structure pour mieux en comprendre une rythmique qui s’installe sur le bois du piano, se confronte à un langage contemporain et s’empare de structures que ne rejetterait pas la musique électronique.

Il nécessitera que le pianiste se défasse quelques instants de son pseudonyme pour envisager la dimension cinématique de la musique, si cruciale en Pologne [1], elle aussi déconstruite par Piotr Orzechowski. Il fait ainsi équipe avec le saxophoniste Kuba Więcek afin de travailler autour de la musique du Dracula de Coppola, écrite par le compositeur polono-ukrainien Wojciech Kilar. Ce dernier est une légende du cinéma qui a travaillé sur la musique du Roi et l’Oiseau ou avec Polanski, mais nulle autre de ses partitions n’a l’attraction de Dracula [2] et le duo lui rend pleinement hommage en offrant thème et variations sur son lancinant gimmick (« Thèmes Of Dracula part 2 »). Le disque est lent et sombre, à l’image d’un mythe qui craint la lumière tout en la suscitant. Là encore, Orzechowski étonne par sa capacité à jouer à fois très contemporain, avec des techniques étendues ou avec une douceur contemplative qui se marie à merveille avec le saxophone.

Car Piotr Orzechowski n’agit pas seulement en solo, même s’il s’agit de son terrain de jeu favori. On l’a entendu avec Leszek Moźdźer en quartet, mais aussi avec le vétéran Michał Urbaniak ou le pianiste Marcin Masecki pour un Bach Rewrite, autre déconstruction ; il y a quelques années, il a rendu hommage à Henryk Wars, l’ancêtre du jazz polonais [3] avec l’orchestre symphonique de la radio polonaise, preuve d’un attachement à la culture patrimoniale de son pays. Mais c’est sans doute avec son quartet High Definition que le Piano Hooligan a trouvé sa bande : son piano très rythmique s’attache une doublette très musicale avec le contrebassiste Alan Wykpisz et le batteur Grzegorz Pałka, et le saxophoniste Mateusz Śliwa est de ces musiciens qui offrent de l’espace et travaillent la texture. Avec Bukoliki enregistré en 2015, Orzechowski poursuit son entreprise de déconstruction, en s’attachant à la musique de Witold Lutosławski, un autre grand compositeur polonais. La grande œuvre du quartet reste néanmoins le magnifique Dziady enregistré en 2019, qui démontre de la grande créativité de l’orchestre et de son pianiste.

Dziady n’est pas seulement le poème d’Adam Mickiewicz, un des joyaux du Romantisme européen. C’est surtout la rencontre d’un quartet de jazz avec une électronique puissante et radicale, notamment avec l’électroacousticien Krzysztof Kittel, avec qui l’orchestre ouvre le disque. Ces confrontations sont intéressantes, car elles démontrent à quel point le jeu de Piotr Orzechowski est ouvert. Ainsi, on peut juger du contexte très jazz de « Kocioł Wódki », le long morceau où Śliwa semble briser les chaînes d’une base rythmique très solide. Ce jazz très contemporain, où l’interplay règne en maître, semble se dissoudre dans un piano vite rejoint par le bourdon électronique d’un ambient visqueux et inquiétant proposé par l’autrichien Christian Fennesz. Au premier abord, on pourrait songer à une opposition franche, mais c’est davantage un changement d’échelle voire de dimension auquel on assiste, projetant la musique du quartet dans l’infiniment grand. C’est cette articulation, ce constant va-et-vient entre le jazz dans son acception commune et cet artefact électronique qui le transcende (« Dziewczyna » avec Igor Boxx), qui fait de Dziady un disque à part.

À part, Piotr Orzechowski l’est absolument. Fruit d’une culture du jazz qui ne fuit pas la musique contemporaine et a tiré beaucoup de leçons d’un Third Stream tangible et très influent en Pologne, chercheur curieux et érudit, il présente à 34 ans une discographie enviable et variée qui mérite qu’on y attache une grande importance. Il y a des hooligans que l’on a envie de chérir, finalement.