Scènes

Fly ! ou l’envol du trio hallucinant de Laurent De Wilde

« Fly ! », concert de Laurent De Wilde le 4 octobre 2011 à l’Espace Julien à Marseille dans le festival « Jazz sur la Ville ».


Un concert, et comment ! - mais aussi un spectacle. Ou bien une installation, comme on dit de nos jours, ce qui suppose un confort pépère. Pas le cas avec ce Fly !, soirée expérimentale et organisée, pensée et improvisée, imaginée, cherchée. Trouvée. Rencontre heurtée et harmonisée d’hommes et de machines. De quoi craindre le pire, alors que le Mieux surgit et l’emporte, haut la main, l’oreille, l’œil et la peau.

Trois acteurs. Soit Laurent De Wilde et ses 88 touches, compos et interprète. En face, debout à l’établi-bidouille – ordi et ses « plugs » et autres prothèses –, le dénommé (bien nommé ?) et auto-nommé « Otisto 23 ». Le premier joue, traite et triture « des notes », ce qui dénote. Car De Wilde, on le sait, pianote comme nul autre, ou pas tout à fait. Voilà un homme de style, de cœur et de pensée – juste ce qu’il faut, après « tout », pour un artiste digne du nom. Sourcé chez Monk ou Hancock, et mâtiné de l’histoire du jazz, de la musique et en particulier des pianos, le jeu ne souffre pas le rebattu, moins encore l’ordinaire.

Le second capte, ne demandons pas comment, ces notes savantes et simplissimes – ce si bémol frappé sept fois de suite et l’incendie éclate -, attrape la « chose » platement séquentielle, la passe à la moulinette à octets, la monte en sauce électro. Une cuisine savante, un jeu sonore, certes, mais en bout de ligne, un vrai jeu de musicien, surtout rythmique et bruité, une masse sonore charpentée comme un cru bien charnu, un bourgogne qui cognerait pas mal. Ou plutôt qui flatterait les tripes… La « masse sonore » qui masse, vous triture la chair jusqu’à l’os, à couper le souffle : travail des infrasons, domaine quasi exclusif de l’électro-acoustique. Pierre Henry et quelques autres figures de la « contemporaine » n’en pourraient plus. Mais on serait sans doute en plus proche cousinage avec la musique sub-aquatique d’un Michel Redolfi pour ce qui est de l’immersion sonore. Ici, les graves plus bas que bas vous secouent littéralement, à bras le corps, avec une sauvagerie non violente, voire rudement sensuelle.

Fly © Adeline Moreau

Puis la troisième composante, tout aussi fatale, celle qui est du domaine de l’œil, également rattrapé par l’ordi ; celui-ci s’attaque cette fois à la lumière. À ce clavier-là, Nico Ticot, beau manipulateur de formes mouvantes et colorées projetées sur la musique. Indications sur le montage des lieux : les deux hommes du son, qui se font face, se trouvent comme emballés dans un cylindre de gaze découpée en bandes accrochées aux cintres de la scène. C’est sur ce vélum que lumières et vidéos sont projetées, ainsi que sur un écran installé en fond. Le risque – réel – serait que ce visuel prenne le pas sur la dimension sonore. On le craint au début, avant d’accommoder le regard et l’esprit ; par ailleurs, le concept est par trop explicité. Spectacle et disque s’intitulent Fly !, mot qui désigne et l’envol et la mouche. Laquelle apparaît projetée sous forme d’images anciennes représentant un laboratoire de recherche, et d’un texte en espagnol s’y rapportant. Images sépia et champs de microscope, admettons, tiennent lieu d’introduction au sujet, le temps qu’on s’y plonge et qu’on s’adapte à cette nouvelle dialectique entre figuratif esquissé (tableaux anciens ou tableaux de bord de logiciel d’enregistrement) et formes informes abandonnées au jeu de l’ordinateur, de ses pluies de pixels et d’étoiles. Hallucinant.

Fly © Adeline Moreau

On en oublierait la musique, alors qu’elle est omniprésente, puissante et libre, dans la limite de ses propres contraintes et de leurs transgressions, source de créativité, d’invention, d’innovation. Cette histoire qui fait mouche part en effet d’une anecdote : la rencontre d’un musicien des villes (notamment New York, « Mecque » du jazz où, né à Washington, De Wilde a vécu) avec un troupeau de vaches et ses colonies de mouches. Cette scène des champs, le musicien la situe à Saint-Rémy-de-Provence (où la vache porte plutôt lainage bouclé, et bêle plus souvent qu’elle ne beugle, mais passons…), et y voit matière sonore : celle de l’incessante vibration et, citation de l’auteur, « …de cette conversation qui parfois se densifie en une boule de son pur ou s’affine jusqu’à se déstructurer en fines pattes de mouches. » C’est ainsi que De Wilde s’en va patte-de-moucher les cordes sous le capot du Steinway (« Eau de mouche n°5 », même l’odorat est convoqué… par métaphore). Puis il relance le flux sonore, cependant toujours sobre, « économe et inspiré », happé par les micros d’Otisto, sautillant comme un zébulon de DJ devant sa console, flux réinjecté dans le jeu puis repris par le pianiste, à la volée comme à Roland-Garros. Physique aussi, la performance qui montre l’homme en nage quand il franchit le rideau de tulle pour présenter ses morceaux. Ce n’est pas là jazz de salon. Jazz en 3D ? – oui, mais sans lunettes spéciales, alors. Ou peut-être pas jazz du tout, sinon dans une de ses nouvelles saillies dont cette musique folle garde le secret depuis plus d’un siècle.

Ce Fly ! de concert peut se vivre comme un hymne à l’envol, une invitation à l’apesanteur. Icare traverse les tableaux et les envolées sonores, va se brûler les ailes au soleil et, fine mouche, ne retombe pourtant pas. Une expérience, un voyage, une aventure. Un autre nouveau monde.

Laurent de Wilde (p) ; Dominique Poutet alias Otisto 23 (ordinateur) ; Nico Ticot / XLR Project (vidéo)