Arild Andersen, Mr. Joy
Le contrebassiste norvégien fête ses 75 ans.
Arild Andersen - Egil Austrheim (2014) Oslo Jazz festival
Complice devant l’éternel de Jan Garbarek, Jon Christensen ou Nils Petter Molvaer pour ses compatriotes, mais aussi des Américains George Russell et Gary Peacock, il représente un demi-siècle de jazz scandinave à lui tout seul. Lui qui est l’un des plus prolifiques représentants de la maison ECM ne se sent nullement proche de la retraite et poursuit le travail, en vraie fontaine de jouvence. C’est avec un sourire contagieux qu’il a traversé vaillamment cette année noire. Il était temps de mettre en lumière Arild Andersen à l’aube de ses 75 printemps, de parler de son rapport à l’instrument, son son, sa philosophie du métier. Celui qui aime rappeler qu’il a reçu en 2008 le Prix du Musicien Européen de l’Académie du Jazz en France, se montre en outre francophile. Ce n’est pas pour nous déplaire.
Cette année aura été marquée par les départs de géants. Lee Konitz, McCoy Tyner, Jon Christensen, Gary Peacock, mais pour ne pas démarrer sur une note mélancolique, 2020 a surtout permis de redire à quel point ils ont marqué l’histoire de la musique. Votre style est également immédiatement reconnaissable, d’une grande force mélodique ; il a contribué à donner un rôle central à la contrebasse, devenue un instrument solo à part entière. Pouvez-vous nous parler de votre technique ?
Mon objectif a toujours été de faire chanter la contrebasse. De jouer forte et de soutenir les notes, chercher à faire résonner chacune au lieu de faire du remplissage en jouant le plus de notes possible. Une technique vient de la rencontre de plusieurs choses : la préparation, le réglage de la basse, celui des cordes et bien sûr le doigté. Mon truc, c’est aussi de ne pas tirer trop sur les cordes sur le côté mais au contraire vers le bas, vers le manche. Ensuite, faire attention à de pas presser trop la main gauche sur les cordes, en particulier la corde de Mi. Je préfère aussi jouer sur un manche le plus plat possible pour éviter les buzz… mais tout cela est secondaire. Le plus important, finalement, est de savoir comment vous voulez que votre basse sonne. Votre son est votre identité.
- Comment êtes-vous devenu bassiste ?
J’ai commencé la guitare à l’âge de 12 ans. A 16 ans, j’étais musicien et je jouais de la guitare dans un quartet. Le bassiste du groupe, qui jouait aussi du violoncelle, avait des ampoules aux doigts et me demandait de le remplacer à la basse à la fin du concert, c’est comme ça que j’ai commencé.
Puis, en 1962, j’ai vu une émission de télé américaine avec Gary Peacock à la basse. Je n’avais jamais rien entendu de tel ! La clarté de son jeu… je pouvais entendre et identifier chaque note et pourtant ses idées et sa liberté musicale m’ont époustouflé. Je commençais à avoir envie de me consacrer uniquement à la basse, ça m’a convaincu. A partir de là j’ai joué le plus possible.
- Arild Andersen Sextet Plays Mingus © Matija Puzar - Oslo Jazzfestival 2014
- La scène norvégienne a attiré nombreux musiciens, notamment des États-Unis. Sonny Rollins, Don Cherry, George Russell sont passés par Oslo et ont joué en particulier avec vous et le batteur Jon Christensen (décédé en ce début d’année, NDLR). Comment avez-vous vécu cette vague d’intérêt pour le jazz norvégien et son esthétique ?
Oui c’est vrai, j’ai eu la chance incroyable de jouer avec les musiciens que vous mentionnez et bien d’autres encore. Disons que Jon et moi représentions la section rythmique locale d’Oslo, à cette époque ! Et c’est vrai, cela m’a donné l’opportunité de jouer et d’apprendre auprès de ces maîtres.
Difficile de dire ce qui constituait l’esthétique du jazz norvégien alors. Bien entendu Jan Garbarek s’est distingué par un son et une identité bien à lui très tôt. Cela a peut être à voir avec le fait que nous ne suivions pas la façon qu’avaient les Américains de monter un groupe, avec leader, sidemen, soliste et une section rythmique. Ce qui comptait était l’interaction entre quatre voix égales. C’était ça, l’essence de notre musique.
Ce qui comptait était l’interaction entre quatre voix égales. C’était ça, l’essence de notre musique.
- Pouvez-vous partager votre expérience du label ECM, en tant que l’un de ses musiciens fétiches ? De votre travail avec l’ingénieur du son Jan Erik Kongshaug ?
J’ai commencé tôt à enregistrer pour ECM, mon premier album a été « Afric Pepperbird » avec Jan Garbarek en 1970. [1]
En 1974, j’ai publié un premier album sous mon nom et je crois que j’en suis aujourd’hui à 24 ! C’est une très belle chose que d’enregistrer pour ECM. L’esthétique, et puis la visibilité et la distribution mondiale que cela octroie, sont évidemment très importants pour un musicien. Travailler avec Kongshaug a été un privilège au cours de toutes ces années. La transparence du son que lui et Manfred Eicher sont parvenus à créer a contribué à rendre très naturelle l’interaction entre les musiciens.
- Vous avez travaillé avec un grand nombre de chanteuses, comme Karin Krog et Radka Toneff ou encore Sheila Jordan ou Kirsten Bråten Berg dans le projet Sagn (Légende). Parlez-nous de votre rapport aux mots et aux paroles.
Mon rapport au chant est, je dois l’avouer, davantage lié au son et au phrasé qu’à la signification des mots. Lorsque j’entends une chanson pour la première fois, j’écoute toujours le son et la plupart du temps je ne comprends que plus tard en lisant les paroles dans le livret ! Pardon à tous les chanteuses et chanteurs (rires) !
Bien sûr, il y a des exceptions : Sheila qui chante « Dat Dere », Karin qui interprète « God Bless the Child », Radka qui chante « Ballad of the Sad Young Men » et Kirsten dans « Laurdagskveld », entre autres.
- Nous devions justement voir le projet Sagn sur scène cet été durant l’Oslo Jazz Festival, mais les plans ont changé et vous êtes, à deux jours du concert, parvenu à réunir cet Arild Andersen Group Special Edition avec Marius Neset au saxophone, Helge Lien au piano et non pas un mais deux batteurs : Håkon Mjåset Johansen et Gard Nilssen. Quelle énergie !
Oui, à cause des restrictions et des risques liés au COVID 19, il a été conseillé à Kirsten Bråten Berg de ne pas se rendre à Oslo cette semaine-là. Nous avons donc dû annuler le concert au dernier moment, mais j’ai pu réunir les membres de ce nouveau groupe en quelques jours. Il a été créé un peu avant un concert à Vossajazz en 2018 et nous avons pas mal joué depuis, parfois avec Håkon Mjåseth Johansen à la batterie et d’autres fois avec Gard Nilsen. Pour cette « édition spéciale », j’ai eu l’idée de demander aux deux de venir. Et cela a donné, comme vous le dites, un concert plutôt fort en énergie !
- Arild Andersen Group Special Edition © Matija Puzar - Oslo Jazzfestival 2020
Le saxophoniste Marius Neset est pour moi un des nouveaux super talents norvégiens. Il a vécu au Danemark récemment, mais il est de retour. Je l’ai découvert, comme Gard Nilsen, au Molde Jazz Festival en 2012 et je me suis dit que l’on devait jouer ensemble… Quant à Helge Lien, c’est mon pianiste préféré ici en Norvège et je suis fier de le compter dans ce « super groupe ». Comme je l’ai dit, il est question d’égalité et d’interaction, et non d’un soliste entouré d’une section rythmique. J’adore ça !
- L’épidémie de COVID impose une réalité et une situation inédites sur le plan international et dans la vie des musiciens. C’est du jamais vu. A quel point cela vous impacte-t-il ?
Eh bien, comme pour tout le monde, cette période est difficile. Mais je travaille tous les jours, je pratique l’instrument, quand je ne joue pas je me consacre au travail administratif. Je me prépare au mieux au retour espéré des concerts. Je viens d’avoir 75 ans, comme vous le savez, et je commençais à me dire qu’il était temps de lever un peu le pied… moins de tournées longues, me concentrer davantage sur des concerts ici et là. Mais il y a une grande différence entre décider de calmer le rythme soi-même et y être forcé à cause d’une situation devenue incontrôlable… Oui. C’est très très différent.
- Arild Andersen © Nina Djaerff
- J’aimerais citer Albert Camus, dont l’œuvre n’a jamais semblé plus pertinente que cette année. Il a écrit « L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle ». Pouvez-vous nous parler de votre philosophie en tant que musicien et artiste ?
La Musique, c’est la communication sans aucune frontière ni distinction de race, de religion ou de langue. La communication entre les musiciens et entre la scène et le public est tellement importante. Un groupe de jazz est une forme de société ultime au sein de laquelle tout le monde a une liberté totale mais aussi la totale responsabilité du résultat obtenu.
- Quelle est votre plus grande joie ?
Partager un repas avec un bon vin en compagnie de mon épouse. Voir mes enfants. Séjourner dans notre appartement à Nice.
Et jouer de la contrebasse devant un public en totale interaction avec des musiciens que j’aime, bien sûr !
Un groupe de jazz est une forme de société ultime au sein de laquelle tout le monde a une liberté totale mais aussi la totale responsabilité du résultat obtenu.
Alors que cet entretien se termine sur ce charmant clin d’œil à la France et à Nice, et que nous échangeons des photos pour accompagner ses mots, je remarque son attachement à des clichés montrant sa basse à tête de lion, signée… du luthier Jean Auray à Villefranche-sur-Saône ! Je lui demande de m’en dire plus ; il s’en réjouit.
Cette contrebasse sur laquelle je joue est née en 2012. Je savais qu’il existait un excellent luthier, Jean Auray, à côté de Lyon en France. Je suis allé le voir en 2009 et il a transformé ma contrebasse du XIXe siècle en une basse avec manche démontable, pour les nombreux transits dans des aéroports. Il a relevé le défi. Je savais que de nombreux contrebassistes français jouaient sur des Auray. Un peu plus tard, la même année, j’ai rencontré mon vieil ami Henri Texier à Coutances, au Festival Jazz Sous les Pommiers. J’ai joué sur sa basse Auray. C’était absolument fantastique. Le lendemain j’ai téléphoné à Jean pour lui commander une basse. Il m’a dit « Oui, mais je dois vous prévenir qu’il y a une liste d’attente, un délai de trois ans » J’ai dit « OK. J’attendrai ! J’ai toujours rêvé d’avoir une basse à tête de lion depuis que j’ai vu Richard Davis dans les années 60, vous pourriez le faire ? » Il m’a dit « bien sûr ! ».
- The Lionhead Bass © Nina Djærff
Beaucoup de bassistes jouent sur des instruments dont la tête est sculptée : Paul Chambers avait fait sculpter la tête d’une femme, Mingus avait lui aussi une tête de lion. Après que j’ai eu cette contrebasse, Stanley Clarke a lui aussi demandé un modèle à Jean Auray avec une tête de femme. Ma contrebasse sonne toujours aussi incroyablement bien, après avoir voyagé partout depuis 8 ans, merci Jean !
- Cette interview est publiée dans la foulée d’un « Dossier » consacré à Martial Solal, que vous connaissez. Pouvez-vous partager une anecdote le concernant ?
J’ai joué avec Martial une fois ici à Oslo. C’était une très belle expérience. Un fantastique pianiste et un homme très gentil. Je me souviens avoir vraiment dû travailler dur sur ses partitions de basse ! A la batterie, avec nous, il y avait Jon Christensen et le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a jamais aimé jouer sur partitions… Je pense que le concert a donné quelque chose de très différent de ce à quoi Martial s’attendait ! Mais il semblait très heureux.