Oslo Jazzfestival, la chance sourit aux audacieux 🇳🇴
Compte rendu d’Oslo Jazzfestival, une 39e édition particulièrement réussie.
Rohey Taalah @ Oslo Jazzfestival - Matija Puzar
C’est à un très dense festival qu’Oslo nous invite. Alors qu’en France l’heure est à la prudence, voire à la restriction nette du nombre de concerts, la capitale norvégienne a pris le contrepied et proposé pas moins de 100 concerts sur six jours. Un record, et une audace qui semble fonctionner. 11.700 entrées payantes sont annoncées pour 20.000 spectateurs en tout, si l’on ajoute les concerts gratuits. Une des plus fortes fréquentations depuis la création du festival en 1986. Des musiciens américains résolus à célébrer les valeurs du dialogue et du respect, mises à mal outre-Atlantique, des nouvelles stars norvégiennes qui confirment, et un supplément d’amour et de chance ont porté cette courageuse édition.
Cette billetterie en hausse s’explique par le nombre de scènes : 20 lieux éparpillés dans la ville. L’idée est d’étirer le parcours sur des kilomètres. Il faut de bonnes jambes et accepter de choisir ses concerts, car nombre d’entre eux sont programmés simultanément. Cette acrobatique stratégie a pour but de programmer le jazz là où les gens ont leurs habitudes, festival ou non. Juret et Becco, nouveaux bars tendance, ont monté une scène extérieure ; le festival a investi la scène « Himmel » (ciel en norvégien) située sous les toits de Blå, lieu emblématique de la scène alternative depuis 30 ans ; le festival est aussi dans la rue où se croisent toutes les esthétiques parmi les touristes captifs. À ces nouveaux lieux s’ajoutent les salles institutionnelles telles que l’Opéra, l’Université Aula, Victoria - Scène nationale de Jazz, Oslo Konserthus, pour lesquelles les billets sont achetés des mois à l’avance.

- Tuva Halse Quintet @ Elizabeth Stephenson
Le concert d’ouverture à Cosmopolite, lieu jazz et musiques du monde, est archi-comble. Dès les premiers instants, il flotte un air de grâce. L’ambiance est chaude, comme le son de cette salle habituée aux grands orchestres. Joshua Redman, artiste fil rouge 2025, est venu fêter les 25 ans du Trondheim Jazz Orchestra avec le saxophoniste Eirik Hegdal. Récent lauréat du Buddy-Prisen, honorant le musicien de l’année en Norvège, Hegdal est à une étape-clé de sa carrière. Comme au sein de son Eklektisk Samband, il insuffle à sa musique une joie et une sensibilité uniques. C’est ce son qui donne le LA de la soirée. La stabilité et la technique de jeu de Redman sait ne pas faire d’ombre à l’orchestre. Le contrebassiste - et directeur en fin de mandat - Ole Morten Vågan, mélodiste hors pair et, pour tout dire, un des plus grands bassistes jazz actuels, est encore époustouflant.
Côté climax, le solo de la violoniste Tuva Halse, jeune fille en feu, fait exulter le public. Explosive et lyrique, elle aussi vit une année particulière. Elle le prouve avec son quintet, quelques heures plus tard. Toute la nouvelle scène d’Oslo est là pour les applaudir. Après un départ difficile (le niveau sonore est trop haut) le groupe retrouve vite son équilibre et propose un concert tout en finesse.
Tout au long de la semaine, le temps est radieux en journée et les averses ou frimas du soir poussent à se rassembler au chaud dans les salles. On dirait que même les dieux du ciel se sont penchés sur ce millésime 2025, dont l’une des notes les plus insistantes, influencée par Joshua Redman, a été la rencontre entre musiciens américains et norvégiens.

- Redman, Wesseltoft, Andersen, Johansen © Recep Ozeke pour Oslo Jazzfestival
Le quartet formé par Redman (sax) Bugge Wesseltoft (p), Arild Andersen (b) et Per Oddvar Johansen (d) est une rencontre de géants. On s’y rend comme on va au musée, dans la grande salle en marbre de l’Université Aula. Le groupe joue en vitesse de croisière avant qu’Andersen ne prenne le gouvernail. Martelant le tempo, c’est lui, légende de 80 ans, qui embarque les trois autres dans une seconde partie plus joueuse et donc joyeuse. Wesseltoft réceptionne au piano toute attaque atonale sur un velours mélodique dont il a le secret. Dans ce rôle, il permet au saxophoniste américain de camper fermement sur ses lignes sèches et précises tandis que la fraîcheur du batteur souligne et rappelle que ces quatre-là improvisent sans aucun effort sur un répertoire choisi la veille. Des rires éclatent sur scène. Le public en redemande. Le lendemain, c’est avec le puissant trio de Gard Nilssen, Acoustic Unity, que Redman met le feu à la scène, aux côtés du Norvégien André Roligheten, tout juste 40 ans. Son jeu parfaitement ancré dans la scène contemporaine a été boosté par son aîné américain, au son signature des années 90.
Le trio Hamid Drake (d), Josh Abrams (b, guembri) et Andreas Røysum (cl) a aussi formé un beau pont transatlantique. Chaque concert du batteur ouvre une porte vers le mystique et pousse à savourer pleinement l’instant. Il convoque toujours d’autres grands musiciens qui l’inspirent, et c’est comme s’ils étaient parmi nous. Ce soir-là, c’est à Louis Moholo, décédé en juin dernier, que l’on pense mais également à Alice et John Coltrane qui se manifestent (miracle !) en direct lorsqu’un téléphone se met à sonner entre deux morceaux. C’est celui de Drake, qui ne décroche pas mais rit, embarrassé, en expliquant qu’il sait qui l’appelle : on lui a récemment demandé de réenregistrer « A Love Supreme ». Sa réponse est : « Non. Pourquoi réenregistrer cette musique ? John l’a déjà fait à la perfection », mais la production semble insister. L’avenir nous dira s’il a changé d’avis. Après cet appel du Tout-Puissant, c’est une chaleur encore plus communicative qui émane des jeux croisés d’Abrams et de Røysum, dont l’amitié remonte à la venue du groupe Natural Information Society à Oslo en 2022.

- Immanuel Wilkins et Lightning trio © Ying Chen
La dernière rencontre au sommet USA-Norvège a été celle du Lightning Trio, du sidérant pianiste Sondre Moshagen qui invitait le saxophoniste Immanuel Wilkins pour le concert de sortie de leur album, après une tournée marathon. Une première qui a ému jusqu’à tirer des larmes à l’assistance et à la directrice Line Juul, dont le sourire et les yeux après le concert reflétaient ce moment de grâce. L’excellent batteur Steinar Heide Bø a empli l’espace avec une science du jeu qui lui fait anticiper chaque stimuli, chaque break, sans jamais en faire trop, en gardant un swing inventif. Moshagen au piano déroule le tapis rouge avant les chorus de Wilkins, qui a visiblement pris le temps d’étudier et de maîtriser tous les morceaux de l’album à paraître des Norvégiens. Quel cadeau ! A la contrebasse, Kertu Aer prend un plaisir visible et tient la baraque. Le public est jeune, les regards sont studieux – le concert est proposé à 15 h pour les familles et est accessible sans minimum d’âge, contrairement aux concerts du soir. Pour eux, Wilkins, 28 ans, est LA star américaine actuelle. Ses lignes mélodiques, divines, trouvent leur place dans des compositions qui ne les contenaient pas à l’origine. Cette magie transforme le public en un collectif de témoins privilégiés, toutes classes confondues.
Du côté de la scène norvégienne, les valeurs sûres ont su se renouveler. Ainsi, Mathias Eick qui, pour marquer la sortie de Lullaby, chez ECM, a invité en “guest-star" Veslemøy Narvessen, bien qu’il ait déjà dans son quartet l’un des batteurs les plus actifs et inventifs du circuit, Hans Hulbækmo. Les deux percussionnistes, en symbiose totale, ont prouvé que leurs talents s’additionnent. Et parce que cet album célèbre la voix, la batteuse s’est installée au piano pour un chant de toute beauté en duo avec le trompettiste.
Harald Lassen, créateur de mélodies obsédantes, signe un concert parfait pour la sortie de Rik, soutenu par la basse de Stian Andersen, si ancrée dans le son des années 70 qu’il nous a suffi de fermer les yeux pour nous sentir vêtus de velours. Jørgen Bjelkerud, tromboniste éclatant, a dirigé deux jam-sessions d’une main de fer et tenu le défi de faire garder le cap à un Ingebrigt Håker Flaten surexcité.
La série de concerts MEUF, organisée par la saxophoniste Maria Dybbroe, a, toute la semaine, mis les voix féminines sur le podium grâce à des duos malins et jubilatoires. On retiendra celui de la trompettiste Anne Efternøler et de la batteuse polonaise Patrycja Wybrańczyk et la rencontre de Veslemøy Narvessen avec l’altiste danoise (encore une !) Laura Toxværd.
Chez les iconoclastes, on retient le représentant d’une feel good music américaine plus commerciale que ce à quoi le festival nous a habitué : Devon Larmarr Organ Trio et son soul-jazz suintant. Mais programmé à 23h dans le club Herr Nilssen surchauffé, l’organiste a emporté la foule sans sembler vouloir s’arrêter. Et la foule en avait drôlement besoin ! Le quartet Ahmed a, comme prévu, décoiffé l’assistance, Pat Thomas réussissant même à détruire et faire sauter une corde du Grand Piano Steinway de Victoria. Du jamais vu.

- Rohey et Trondheim Solistene orchestra © Recep Ozeke pour Oslo Jazzfestival
Je garde pour la conclusion le concert de Rohey Taalah à MUNCH. Il nous fait dire que si les États-Unis ont Samara Joy – ainsi qu’Etta James, Aretha Franklin, Joni Mitchell, Tracy Chapman, Louis Armstrong… – la Norvège, elle, a Rohey. Ils étaient tous au répertoire de cette création appelée Kjærlighet (Amour). Avec une présence solaire, une voix qui a gardé ses secrets et ses ressorts harmoniques après une pause récente, la chanteuse et la douzaine de musiciens de l’orchestre Trondheim Soloists nous ont émerveillés. Plusieurs jours après le concert, l’émotion de Rohey et celle qu’elle a transmise au public étaient encore palpables.
L’actualité internationale moralement dévastatrice a, semble-t-il, poussé le public à chercher ce qu’un grand festival de jazz propose : la stimulation de se sentir vivant au sein d’une communauté artistique qui valorise la surprise, l’écoute de l’autre, la prise de risque dans la bienveillance et l’assurance de voir ce que la musique créative actuelle offre de plus beau.

