Entretien

Arnaud Dolmen, l’impressionniste musical

Entretien avec le batteur Arnaud Dolmen à propos de son nouvel album, Adjusting.

Arnaud Dolmen (Baptiste Le Quignou)

Considéré à juste titre comme l’un des meilleurs batteurs actuels (on peut le retrouver notamment avec Naïssam Jalal, Laurent de Wilde, David Linx ou encore Jacques Schwarz-Bart…), Arnaud Dolmen n’en est pas moins un compositeur d’exception. Ses racines caribéennes sont pour lui autant de ressources d’ouverture sur des horizons musicaux démultipliés.

Arnaud Dolmen, Jazz sous les pommiers, Coutances, 2019 (Gérard Boisnel)

- Lorsque vous composez, votre intention première est-elle rythmique ou bien mélodique ?

Tout dépend des morceaux, de mon humeur, des émotions du moment. Ça peut partir d’un groove à la batterie, d’une couleur ou d’un accord au piano, voire d’une mélodie que j’ai enregistrée sur mon téléphone dans les transports, par exemple. En fait, tout cela fonctionne beaucoup à l’instinct.

- Quand avez-vous commencé à travailler sur votre nouvel album ?

J’avais déjà quelques compositions après la sortie de « Tonbé Lévé » en 2017, mon premier album en leader. Puis le travail majeur a été réalisé lors d’une résidence artistique au Comptoir, à Fontenay-sous-Bois. Avec les imprévus de la vie, j’ai dû réarranger la musique pour un quartet sans piano, avec deux saxophones ! Par la suite, enregistrer au studio de Meudon était une évidence. Pour des raisons pratiques : il est proche de Paris, j’ai l’habitude d’y travailler et il y a des facilités de restauration sur place. J’aime particulièrement leurs deux pianos au son parfait. Mais surtout, l’équipe y est très compétente, notamment l’ingénieur du son Julien Bassères. Dans ce studio, on ne se sent pas du tout enfermé.

Je m’intéresse à l’impressionnisme musical


- Comment concevez-vous l’élaboration d’un morceau ?

Je conçois un morceau comme un tableau et/ou un prétexte à l’improvisation. Les thèmes peuvent être parfois courts, parfois longs. Mes appuis rythmiques sont généralement basés sur le gwoka alors que mes appuis harmoniques sont plutôt basés sur le jazz contemporain, notamment le jazz new-yorkais. Depuis 2019, je m’intéresse à l’impressionnisme musical à travers les pièces des compositeurs Debussy, Satie…

Ce serait mon rêve d’arriver à vraiment les jouer un jour au piano. Ce courant musical m’a beaucoup inspiré dans l’exercice créatif du disque. Cette envie de ne voir que le meilleur, d’idéaliser l’univers, d’admirer l’instant d’une façon poétique…
Le morceau « Résonance » avec Naïssam Jalal en est un bon exemple. Je l’ai vraiment conçu dans cette optique : ma perception de la nature, des vibrations, comment elle résonne en nous. Cet univers m’a toujours interpellé. Il correspond à ce que j’essaie de développer à travers mon jeu de batterie : une sorte de couleur, de nuance, de fluidité, surtout sur les ballades où je me laisse aller, sans forcément penser « rythme ». Je préfère me concentrer sur l’accompagnement des autres, sur la façon de jouer et créer ensemble, sans penser d’abord à placer mon solo de batterie.

- Comment envisagez-vous le passage au live, avec autant de formules diverses, et des invités ?

En live, les thèmes resteront les mêmes, mais ma façon d’accompagner aura certainement évolué en fonction de mon intention, des intentions des uns et des autres, de l’énergie vibratoire du moment. Avoir sur « Adjusting », Vincent Peirani, Moonlight Benjamin et Naïssam Jalal en tant qu’invités est une sacrée chance. Ce répertoire pourra se jouer en quartet avec les invités mais aussi sous différentes formes : en trio et voire même en duo, comme je l’ai déjà fait avec Leonardo Montana.

Arnaud Dolmen © Serge Heimlich

- Justement, avec Naïssam Jalal, là, c’est vous le patron !

Je ne dirais pas ça ainsi car, au-delà de la grande musicienne, c’est une personne que j’apprécie beaucoup, avec de vraies valeurs humaines. Elle n’a vraiment pas froid aux yeux, par exemple dans son engagement en faveur des réfugiés syriens. C’est une femme leader et ce n’est pas toujours évident, elle doit souvent se battre pour se faire entendre… Musicalement, elle a vraiment un son à elle, une personnalité, un vrai discours. Je viens d’une culture rythmique différente de la sienne, néanmoins je me nourris de ses propositions, de nos échanges avec le groupe. J’apprends toujours à ses côtés.

Le Gwoka, c’est la musique du Peuple avec un Grand P


- Votre propre culture c’est donc le Gwoka ?

Oui ! Et ce depuis l’âge de cinq ans. J’ai pris conscience très tôt dans ma vie de la puissance de cette culture ancestrale, qui n’est pas qu’une musique à base de percussions, comme on pourrait trop souvent le croire. Cela peut passer par le chant, par la danse avec un langage qui lui est propre. Gérard Lockel a développé un traité sur le langage Gwoka, en écrivant des pièces pour instruments harmoniques et mélodiques à la fin des années soixante, début des années soixante-dix. En général ses thèmes sont courts, et un maximum de place est accordé à l’improvisation. Je m’en inspire comme fondation pour mon travail, en intégrant des formes de jazz plus contemporaines et les cultures des autres musiciens.

Le Gwoka, c’est vraiment la musique du Peuple avec un grand P, qui exprime toutes les émotions de la vie, le quotidien : joie, colère, tristesse, revendications… Des Guadeloupéens ont même fait de la prison jusque dans les années quatre-vingt quand ils jouaient cette musique dans la rue. C’est notre blues à nous. Même Kassav a expérimenté avec le Gwoka.

D’ailleurs, je ne suis pas vraiment d’accord avec les étiquettes comme « jazz antillais » ou « jazz caribéen », souvent gorgées de stéréotypes. Ce serait aussi réducteur d’employer ces termes pour ces îles dotées d’une pluralité culturelle et musicale. Pour ma part, je dis simplement que je fais du jazz en France avec mon identité guadeloupéenne. À ce propos, en Guadeloupe, il y a d’autres traditions musicales que le Gwoka, comme la biguine, le zouk, le quadrille… Je me vois un peu comme ces nombreux musiciens antillais qui contribuent à l’histoire du jazz en France, dans le monde. Je pense évidemment à Alain Jean-Marie ou encore à Robert Mavounzy ou Emilien Antile, deux saxophonistes à qui je rends hommage sur le titre « Les oublié.e.s ». Pour moi, ils sont les « Charlie Parker » d’origine guadeloupéenne. Ils ont été mes premières influences dans le jazz !

- Vous-même n’êtes pas passé par quelque conservatoire que ce soit…

En effet. Lorsque je me suis inscrit à l’école de batterie Dante Agostini, à Toulouse, parallèlement je suivais des études de BTS Comptabilité et gestion. Puis en 2004, j’ai échoué au concours d’entrée au conservatoire de Toulouse. Je ne viens pas d’une famille de musiciens et, quelque part, ça m’a été bénéfique, puisque mes parents m’ont bien fait comprendre que je devais me battre pour obtenir ce que je voulais. En Guadeloupe, j’ai bénéficié de l’enseignement Gwoka de Georges Troupé. Puis, à Toulouse, Daniel Dumoulin m’a transmis ses connaissances de la batterie et m’a donné toute sa confiance pour mes projets. Lorsque j’ai un doute, encore aujourd’hui, je peux l’appeler pour bénéficier de ses conseils. C’est vraiment l’un de mes mentors.

Arnaud Dolmen, Jazz sous les pommiers, Coutances, 2019 (Gérard Boisnel)

- Un peu comme Jacques Schwarz-Bart ?

Bien sûr. Jacques, je le connais personnellement depuis qu’on collabore sur son projet Soné Ka-La. D’ailleurs, c’est grâce à lui que j’ai rencontré Moonlight Benjamin, durant un concert à Toulouse. Chanteuse haïtienne, prêtresse vaudou, elle apporte une grande spiritualité au jazz. Sa présence était importante sur « Adjusting ». Il se trouve d’ailleurs que je suis particulièrement attaché à l’histoire d’Haïti, qui est très importante pour nous caribéens, pour la diaspora afrodescendante. On pourrait aussi parler de mes autres mentors formidables : le pianiste Mario Canonge, que je connais depuis l’enfance, ou encore le trompettiste Franck Nicolas. Ils m’ont déjà beaucoup apporté, musicalement et humainement ! Et ils continuent…

J’ai conçu cet album comme une autobiographie


- Quel serait, finalement, le propos d’ensemble d’Adjusting  ?

En fait, j’y questionne nos interconnexions, notre expérience humaine dans ce monde à la fois beau et bruyant. C’est le cas sur « Cavernet » où, à partir du mythe des cavernes de Platon, j’essaye de mettre en musique notre rapport aux réseaux sociaux, à ce monde virtuel qui prend bien trop de place par rapport au réel, à la vérité. Sur Tonbé Lévé, j’affirmais mon rapport à la Caraïbe par un hommage aux héros de cette région du globe, ainsi que la notion de déséquilibre contrôlé. Sur ce nouvel album, Adjusting, je me questionne sur mon évolution. Je partage aussi ma réflexion sur le fait d’élever mes enfants à Paris, loin de ma terre natale, la Guadeloupe.
C’est le sens du titre « Ti Moun Gaya » : les enfants sont des héros par leurs capacités d’ajustement à ce monde et, moi, je suis dans une forme de culpabilité en tant qu’adulte. J’ai vraiment conçu cet album comme une autobiographie.