Portrait

Au temple des captations oubliées

Le label The Lost Recordings retrouve et restaure des concerts oubliés


Il y a quelques mois, notre magazine était invité à visiter le studio du label The Lost Recordings. Retour sur quelques heures dans ce lieu à découvrir le travail et l’histoire de ce label.

Après un cours trajet en la très charmante compagnie de Laura Fantoni, attachée de presse du label, nous arrivons à Saint-Maur-les-Fossés et sommes déposées devant la maison pavillonnaire du concertiste Frédéric d’Oria-Nicolas, cofondateur du label The Lost Recordings.

C’est dissimulé au troisième étage de son domicile que se trouve le studio du label. Plus qu’un studio, cet espace est pensé comme un temple d’écoute où trône en icône une somptueuse platine Saturn de Pierre Riffaud gardée par deux colonnes Focal. Après quelques banalités, l’hôte me fait découvrir une de ses dernières trouvailles : l’enregistrement d’un duo de guitare inédit entre Philippe Katherine et Nicolas Fiszman. Confortablement assise dans un canapé d’une blancheur immaculée intimidante, je découvre avec émerveillement l’un de ces concerts oubliés que cet aficionado du son a retrouvé lors de ses dernières fouilles à la Rundfunk Berlin-Brandenburg [1].

Fondé en 2020, l’histoire de ce label français débute quatre an plus tôt par le biais de rencontres. Celles de Frédéric D’Oria-Nicolas, Quentin Sannié (fondateur de l’entreprise d’ingénierie acoustique Devialet) et Antoine Petroff (ingénieur du son et spécialiste de la restauration sonore). Ils font ensuite la rencontre de Michel Navarra, fils de l’illustre violoncelliste André Navarra. Ce dernier confie à ces trois acolytes amoureux du son la restauration d’enregistrements inédits de son père. Il fait ainsi la découverte du processus de restauration Phoenix Mastering qu’ils ont créé. Ensemble ils prennent alors la décision de partir à la recherche d’enregistrements de concerts oubliés d’André Navarra dans le but de les faire restaurer. Grâce à leurs contacts et obstination, ils se voient autoriser l’accès aux archives d’importantes radios et grandes salles symphoniques, dans lesquelles sommeillent des captations dont nous avons perdu le souvenir. Dans leur quête, ils constatent l’ignorance, voire le mépris dont les archives sonores sont victimes.

« Je ne comprends toujours pas comment ces trucs-là ont pu être empilés pendant 60, 70 ans sans que personne ne s’en préoccupe. J’ai un élément de réponse : c’est que la sculpture, la peinture, la littérature, ou même les patrimoines, les châteaux, les architectures, etc. c’est du concret, c’est palpable, on le voit. La musique, ça reste éphémère pour beaucoup de gens et c’est vaporeux. »

ces ouvrages restent majoritairement esseulés dans des archives inaccessibles au public

La musique est un art dont l’œuvre n’a de sens pour le public que lorsqu’elle prend vie. Lorsque l’artisan-musicien assisté de son outil instrument matérialise l’œuvre acoustique dans une réalité sensorielle. Contrairement à d’autres pratiques artistiques, la musique n’a pas pour finalité la production d’une œuvre tangible, palpable. Seules la transcription ou la captation permettent à ces œuvres de perdurer et traverser les époques. L’enregistrement acoustique de performances musicales est un phénomène assez récent dans l’histoire de la musique. Utilisé principalement dans un but de diffusion et de reproduction à des fins commerciales, il n’a jamais véritablement fait l’objet d’un système d’archivage précis permettant d’identifier la valeur artistique de l’œuvre qu’il renferme. Enregistrés sur une bande sonore, pressés sur un vinyle ou gravée sur un CD, ces ouvrages restent majoritairement esseulés dans des archives inaccessibles au public.

Avec le label The Lost Recordings, ces archéologues du son et de la musique ont donc pour ambition d’exhumer, restaurer et partager un patrimoine musical oublié, délaissé, voire négligé. Plus qu’un label, The Lost Recordings est un musée acoustique dont la collection est consacrée à des enregistrements d’œuvres sonores « live » découverts au fil des rencontres, des lieux et de l’écoute de centaines - si ce n’est de milliers - de bandes magnétiques cachées aux quatre coins de l’Europe.

« C’est tellement compliqué : il faut préparer les bandes, les lire d’une certaine façon, il faut connaître les magnétophones parce que certains sont meilleurs que d’autres, il faut savoir aligner les têtes, etc. Malheureusement, les archivistes n’ont pas ces compétences, donc on se doit de connaître tous ces aspects-là. Évidemment, au début, quand on a constaté qu’il y avait des inédits, on voulait tout prendre.
Par exemple à Amsterdam on a découvert la seule copie entière du concert de Herbie Hancock et de Miles Davis à Juan les Pins. Je trouve ça musicalement génial, mais c’est horriblement mal enregistré. Il a donc rapidement fallu que l’on s’interroge sur notre mission et qu’on se fixe un objectif : sauver des trésors qui constituent un patrimoine musical. Du coup, on s’est vraiment demandé ce qui constitue des trésors : un nom, une performance, un répertoire et une prise de son. Pareil à la restauration d’un tableau ou d’une photo, on nettoie afin de révéler tous les micro-détails qui rendent l’enregistrement ultra-vivant. »

Bien que le label ait initialement concentré ses recherches sur les concerts de musiciens classiques, ils tombent un peu par hasard sur des enregistrements de légendes du jazz. Conscients de l’importance des œuvres qu’ils découvrent, ils décident également de s’intéresser à ces archives et d’inclure le jazz à leur catalogue. Après Oscar Peterson et Sarah Vaughan, c’est au Duke qu’ils se sont dernièrement intéressés.

« On a retrouvé deux concerts : le premier date de 1969. C’est une représentation organisée pour ses soixante-dix ans au Jazztage de Berlin. Il y a des choses fabuleuses et d’autres qui nous ont moins plu, mais c’est Ellington comme on a plutôt l’habitude de l’entendre, avec son big band, etc. Le second concert est de 1973. C’était quelques mois avant sa mort. Je n’avais jamais entendu Ellington comme ça. Mais ça ne dure que 23 minutes, donc on a fait des patchs. Je ne voulais pas mettre le concert de 1973 de côté et je trouvais qu’il valait mieux sortir ce qu’il y a de mieux sur le concert de 1969. Donc pour cet album on a fait une face 1969 et une face 1973. »

Au-delà de la qualité sonore signée The Lost Recordings, cet album présente deux facettes de Duke Ellington : entre légèreté enivrante et euphorie jubilatoire. Le Duke comme j’ai rarement eu l’occasion de l’entendre. Presque devant moi et pourtant déjà loin. C’est là la magie ou plutôt l’art du quatuor derrière le nom Lost Recordings : la capacité de faire revivre des événements musicaux et de les présenter au public comme de véritables œuvres d’art. Chaque disque sorti par le label est le fruit d’un travail colossal et d’une minutie d’orfèvre. Rien n’est laissé au hasard. Tout est fait avec justesse et goût afin d’offrir une expérience digne de l’œuvre que chaque disque renferme.