
Les espiègleries de Sullivan
Concert du Sullivan Fortner Trio à l’Espace Sorano de Vincennes.
Sullivan Fortner © Ogata
Méconnu du public français, Sullivan Fortner est unanimement célébré par ses pairs comme l’un des plus brillants pianistes et compositeurs de sa génération. Sa carrière est pavée de collaborations et d’associations créatives avec des artistes majeurs du jazz américain tels que : Wynton Marsalis, Diane Reeves, John Scofield, Ambrose Akinmusire, Dee Dee Bridgewater, Kassa Overall, Nicholas Payton, Billy Hart, Gary Bartz, Chief Xian aTunde Adjuah et Cécile McLorin Salvant ou le regretté Roy Hargrove dont il fut le compagnon de route pendant quelques années. Chacune de ces associations créatives met en lumière la polyvalence de cet artiste qui explore chaque fois de nouvelles facettes de son univers musical tout en parvenant à sublimer la voix ou le jeu de l’artiste qu’il accompagne. Un musicien en perpétuelle évolution qui ne cesse de se renouveler avec singularité.
À l’Espace Sorano de Vincennes, à la fin du concert, on se retrouve pour un moment de rencontre avec les artistes autour d’un verre au bar. À gauche de l’entrée est présentée une rétrospective de photographies de musiciens de jazz de Christian Rose. Comme on peut s’y attendre avec ce type de lieu, le public est principalement composé d’abonnés et de connaisseurs, dont quelques Américains qui se sont aventurés jusqu’à Vincennes à la recherche d’un son de La Nouvelle-Orléans. Qui de mieux que le trio de Fortner pour les soulager ? Son album Southern Nights annonçait un moment doux, charmant et malicieusement romantique. Fortner entre sur scène, accompagné de son fidèle contrebassiste Tyrone Allen et du batteur Kayvon Gordon.
- Sullivan Fortner © Frank Bigotte
Après quelques mots en français, il commence ses espiègleries. Un piano charmant, sensuel et élégant, soutenu par une section rythmique qui approfondit la texture sonore. Un morceau qui s’ouvre sur un blues en solo de Tyrone Allen dans le silence le plus complet. Entre douleur et nostalgie, il est rejoint par la batterie et le piano, qui ajoute une lourdeur, un côté boueux à ce blues. La finesse et le contrôle des silences sont tels chez Fortner qu’il donne l’impression de parler avec son piano. Au-delà d’une technique assez extraordinaire, il possède un instinct musical qui rend chacune de ses prises de parole organique. Un instinct qui, se mêlant à une connaissance d’un répertoire musical très vaste, lui permet également de valser entre différentes mélodies et thèmes au sein d’un même morceau avec une grande subtilité. Il passe ainsi d’une comptine qui prend soudain la forme d’un thème monkien, pour enchaîner sur « L’amour est un oiseau rebelle » de Bizet pour ensuite se transformer en « African Flower » de Duke Ellington. Quelques modulations rythmiques sont soulignées par un cri ou un râle du pianiste qui se met alors à taper du pied, se balançant sur son tabouret les mains virevoltantes sur les touches du clavier alors que la batterie accélére la pulsation. Se crée alors un échange d’appel et de réponse entre les musiciens sur air de bebop bien dirty. Puis soudain c’est la course, le pianiste danse face à son clavier, alors que le contrebassiste assure la pulsation et la batterie donne des coups d’éclat, qui nourrissent le jeu des autres musiciens. Le morceau se termine alors par un solo tendrement farceur de Fortner.
Les interventions du pianiste entre les morceaux sont à son image : dynamiques, douces et drôles. Elles créent une complicité avec le public qui ajoute à l’atmosphère chaleureuse de cette performance.
Il interprète évidemment quelques morceaux tirés de son album, dont la reprise du titre « Tres Palabras » d’Osvaldo Farres qui englobe parfaitement l’atmosphère générale de cette soirée. Entre délicatesse et sensualité pianistique, harmonie complexe et rythmes afro-cubains élégants. Fortner, taquin, se joue du public en lui lançant quelques regards impromptus ; faisant parfois les gros yeux, les yeux doux accompagnés d’un sourire farceur ou d’une grimace, comme pour les inclure au sein de la conversation qu’ont les trois musiciens. Les morceaux sont choisis de façon spontanée, après quelques mots échangés entre eux, ils enchaînent. Fortner se permet alors de mélanger « Reflections » de Monk et « Just A Gigolo » en s’agitant sur son tabouret galvanisé par une section rythmique qui le suivrait dans la moindre de ses fantaisies. Puis ils décident d’invoquer le funk en reprenant une composition d’un de ses anciens professeurs de musique du lycée. Un certain Mister Curtis, qui aurait également enseigné à Nicholas Payton, Chief Xian aTunde Adjuah, et Curtis Mayfield. Le morceau nommé « Sky Ride » est censé évoquer le décollage et l’atterrissage d’un avion. Comme un courant d’air, le groove envahit la salle. Les musiciens s’amusent à enchaîner les solos et les expérimentations harmoniques, voire techniques, pour le plus grand plaisir du public, finissant sur une sorte de ragtime familier.
- Sullivan Fortener © RR. Jones
Rappelant l’importance de soutenir les musiciens en achetant leurs albums, le pianiste se perd ensuite dans quelques anecdotes. Il explique qu’un débat occupe leur esprit durant cette tournée : qui de Michael Jackson et Prince est le meilleur ou le plus important musicien ? Un débat qui les anime à tel point qu’en quelques jours Kayvon Gordon serait devenu absolument incollable sur Prince qu’il défend bec et ongles face au King de la pop. En hommage à Prince, ils décident d’interpréter « The Beautiful Ones ». Fortner confie d’ailleurs que ce morceau lui rappelle une situation familière, qu’illustrent les paroles « Do you want him or do you want me ? Cause I want you ! ».
La performance semblait se terminer donc dans un écrin de mélancolie et de nostalgie, mais c’était sans compter sur le rappel pour faire revenir sur scène le trio et à entendre chanter Fortner. Car oui, en plus d’être un pianiste d’exception, l’artiste a également une voix douce comme le beurre. Il interprète une somptueuse reprise de « A Timeless Place » de Norma Winstone. Main gauche sur le clavier, main droite avec un micro, le corps tordu, dos courbé et tourné vers le public, il commence. Un oubli de parole est sauvé par une femme du public qui l’aide à continuer, puis la section rythmique s’en mêle avec douceur et retenue pour un moment suspendu avant un tonnerre d’applaudissements.
Sensualité, complicité, contrôle, plaisir et raffinement : voici les mots qui résument le mieux cette performance. Le talent de Sullivan Fortner se niche dans sa capacité à préserver et renouveler une forme de tradition jazzistique. Riche d’une connaissance hors pair du répertoire qui lui permet de naviguer à travers les différents courants et époques avec facilité, il parvient à créer un paysage sonore aux couleurs et reliefs à la fois étonnants et familiers.