Scènes

Lagon Nwar : un voyage en territoire frémissant

Concert au Café de la Danse, à l’occasion de la sortie de leur premier album Lagon Nwar.


© Margaux Rodrigues

Lagon Nwar, c’est la collision poétique de quatre musicien·nes venu·es d’horizons différents, qui tracent ensemble les contours d’un territoire sonore en perpétuel mouvement — un espace hybride où se croisent rythmes africains et créoles, langues multiples, poésie viscérale, nappes saturées et dissonances maîtrisées. À l’origine de cette rencontre aussi improbable que féconde, il y a d’abord l’amitié entre Quentin Biardeau et Valentin Ceccaldi, co-fondateurs du Tricollectif. Puis en 2015, au Burkina Faso, Valentin croise la route du percussionniste Marcel Balboné — une rencontre décisive qui donnera naissance à un premier trio. Quelques années plus tard, lors d’un concert en métropole, ils rencontrent la chanteuse Ann O’Aro. L’alchimie est immédiate, presque évidente : le trio devient quatuor et prend le nom de Lagon Nwar. Après quelques années, ils sortent enfin leur premier album, intitulé Lagon Nwar, qui expose une fresque sonore captivante, une release party intense et surprenante.

Lagon Nwar © Margaux Rodrigues

C’est Okali qui ouvre cette soirée. Un duo composé du multi-instrumentiste Florent Sorin et de la chanteuse Gaëlle Minali-Bella. Pour cette première partie, ils choisissent de jouer sans artifice leurs différentes compositions afin de « retrouver l’essence de leur musique ». Florent Sorin passe d’un instrument à l’autre, créant des atmosphères musicales simples et efficaces qui servent de support à la voix profonde de Gaëlle Minali-Bella. Au fil des mélodies se succèdent anglais, camerounais et français, de façon intuitive. Les sonorités se mêlent et créent un ensemble harmonieux qui berce l’auditeur pour l’emmener vers quelque chose de spirituel. L’émotion de la chanteuse est palpable lorsqu’elle interprète « Terra », morceau qui fête la vie et ceux qui ne sont plus. La gorge serrée, et le souffle court, elle termine son set avec le morceau « Singele ».
Un moment de douceur et de lumière avant l’entrée sur scène des membres du Lagon Nwar.



Lagon Nwar, pas noir.
Nwar, à prononcer avec l’accent gras du créole réunionnais qu’incarne Ann O’Aro. Elle n’est pas une simple chanteuse, mais une des dernières griottes de l’île. Elle rappelle l’énergie des anciens qui, après un repas de famille, se mettaient à chanter un séga ou un maloya avec la lourdeur et la mélancolie des chanteurs de blues. Dans ses textes, elle raconte l’intime, le commun, mais aussi l’histoire de son île. Par exemple avec le morceau « Liberté Connaître Oblige », où en faisant une visite guidée de Saint-Paul, elle parvient à rappeler quelques faits historiques coloniaux. Comme le discours ô combien paternaliste et condescendant de Sarda Garriga lors de son discours d’abolition de l’esclavage du 20 décembre 1848 ou en citant la Rue Labourdonnais, nommé d’après le colon et esclavagiste Mahé de La Bourdonnais.

Ann O’aro © Margaux Rodrigues

Sur scène, elle hurle, crie, vomit presque son texte. Les pieds reprenant le rythme maloya qui accompagne son créole, les mains qui ne cessent de se lever vers le ciel ou le public. Elle transpire ses mots, comme une nécessité d’expression, dans une urgence de partage. Elle exorcise sa poésie, scande des rimes qui sacralisent ce créole qui s’épuise aux rythmes hybrides et ancestraux qui l’accompagnent. Lorsque les mots ne suffisent plus, c’est son corps qui prend possession de l’espace. Elle danse, elle court, elle se libère ! Elle invite d’ailleurs le public à se lever et danser comme « dan kabaré » [1]. Une partie du public dévale alors les escaliers et la rejoint sur l’avant-scène, en particulier sur le morceau « Furi » où se crée même un cercle ou se rencontrent maloya, séga, autres pas de danse afro et/ou improvisés sur des nappes de synthétiseurs et des rythmes percutants qui se mêlent aux mélodies festives du saxophoniste.

Valentin Ceccaldi et Ann O’aro © Margaux Rodrigues

Chaque morceau est progressif, en particulier rythmiquement. Les mélodies sont enivrantes et hypnotisantes. Avec Lagon Nwar, le maloya est aussi punk que jazz et aussi liwaga qu’afrobeat ou bissa. En particulier avec le morceau « Zaanbar » et cette ouverture au kundé du fabuleux percussionniste et chanteur Marcel Balboné. Il est la pulsation du paysage sonore du groupe. Parvenant même à faire chanter le public avec lui, il est magnétique. Accompagné de Valentin Ceccaldi à la basse, ils forment ensemble un cyclone d’une profondeur et d’une intensité délirante qui emporte tout sur son passage et crée une section rythmique suffisamment solide pour permettre à Quentin Biardeau quelques solos de saxophone ténor allant de la douceur veloutée d’une brise d’été à l’explosion d’une vague qui se brise contre des rochers. Un saxophone pouvant être fiévreux, granuleux et dont les dissonances laissent parfois place à des envolées lyriques accompagnées d’Ann O’Aro qui harmonise autour d’un son aussi riche et expressif que sa voix. Bien que discrète, la basse et ses ornements créent une stabilité et une profondeur qui permettent aux modulations de se succéder sans déranger l’oreille. Les atmosphères s’enchaînent tout en gardant la même forme d’intensité et une énergie communicative. À tel point qu’un danseur prend même la liberté de les rejoindre sur scène pour un happening improvisé.

Lagon Nwar © Margaux Rodrigues


Sur scène, Lagon Nwar transcende la musique : une performance habitée, immersive, où quatre âmes vibrantes tissent un monde sonore unique, intense et incandescent. Ensemble, ils parviennent à créer une musique de cœur qui se vit avec le corps et dont il faut faire l’expérience scénique. Prenez vos places, allez les voir et pensez à mettre de bonnes chaussures, car vous ne parviendrez pas à rester assis bien longtemps !

par Mélodine Lascombes // Publié le 11 mai 2025

[1Référence aux fêtes réunionnaises où la musique, en particulier le maloya, est systématiquement accompagnée par la danse