Chronique

Benoît Delbecq

Circles and Calligrams / The Sixth Jump

Benoît Delbecq (p, p préparé), Jean-Jacques Avenel (b), Emile Biayenda (dm, perc)

Label / Distribution : Songlines

En amoureux des rythmes, Benoît Delbecq se retrouvera peut-être dans la métaphore qui fait de la vie un rythme à sept temps : tous les sept ans, dit-on, un cycle s’achève. On connaît une crise, on surmonte une difficulté, la mesure s’achève et c’est reparti pour sept temps, pour sept ans… Ainsi, « Le sixième saut » serait celui qu’on effectue à l’âge de quarante-deux ans et c’est aussi le titre qu’a donné l’artiste à une composition qui figure sur les deux disques qu’il publie simultanément sur le label canadien Songlines. Le premier un disque, en trio, a été capté à l’été 2008, puis mixéƒ par Etienne Bultingaire, le sorcier de la Muse en circuit, studio situé à Alfortville près de Paris. The Sixth Jump : tel est le titre de cet album où Benoît Delbecq, Jean-Jacques Avenel et Emile Biayenda donnent vie à neuf compositions du leader, accompagnées de trois « remix » réalisés par Steve Argüelles, batteur et spécialiste de l’électronique musicale, complice de longue date.

Le deuxième s’intitule Circles and Calligrams. Les graphismes qu’évoque le titre constituent un système de notation de la musique sur lequel travaille Delbecq depuis de nombreuses années et qui semble parvenir à maturité. Cet album enregistré à l’été 2009, dans le même studio et par le même ingénieur que le disque en trio, et, lui, en solo - si l’on peut définir ainsi une œuvre où la collaboration avec l’ingénieur du son joue un aussi grand rôle. Le pianiste s’étant souvent produit en solo au cours de ces dernières années, cela ne surprend pas. Le disque comporte dix compositions, dont deux communes aux deux disques, « Ando » et « Le sixième saut », donc. L’un des morceaux, « Mille Nandie », est présenté ici dans une version remixée par un autre complice, bruiteur et sound designer, Nicolas Becker.

Au-delà du clin d’œil au Septième sceau, le film d’Ingmar Bergman, où il est aussi fortement question du chiffre sept comme du sens de la vie, on devine que l’épreuve que dit avoir traversée Benoît Delbecq pendant sa quarante-deuxième année a provoqué chez lui le désir de faire le point, de résumer et d’exprimer le meilleur de son art, ce que confirme la sortie simultanée des deux disques. D’autres indices nous confortent dans cette hypothèse : la reprise de thèmes parfois anciens, comme « Meanwhile », une de ses premières compositions (1983), « A Lack Of Dreams » issu de la période « Paintings » (groupe formé avec Guillaume Orti, Joe Carver et Steve Argüelles) ; l’évocation des passions de toujours, comme la musique pygmée, avec « Aka », György Ligeti avec « Letter To György L. » et l’hommage à un des premiers mentors, Steve Lacy, dont il reprend pour la première fois un thème, « Flakes ». Evocation aussi des compagnons de route, Guillaume Orti, avec « Yompa », car ses amis surnomment le saxophoniste de Kartet « Yom » et « Yompa » est un mot du dialecte natal d’Emile Biayenda ; clin d’œil à Andy Milne, le pianiste rencontré à Banff, avec qui il vient de sortir un superbe duo sur Songlines, avec son anagramme « Mille Nandie ». Et puis, on l’a vu, la présence de Steve Argüelles, avec qui il a formé depuis les années 90, les duos The Recyclers et Ambitronix, ce dernier se transformant depuis peu en trio avec l’adjonction de Nicolas Becker (le monde est petit).

A cela, on pourrait aussi ajouter la présence de réminiscences quasi subliminales : « Le sixième saut » évoque nettement Des pas sur la neige, le prélude de Debussy, musicien né, comme Benoît, à Saint-Germain-en Laye, et dont la musique était aimée chez les Delbecq, établis à Bougival, ville où séjournèrent Monet et Renoir. A d’autres moments on croit discerner aussi comme des souvenirs de certains motifs du superbe recueil des douze Études…

Bref, tout le monde de Delbecq est là, de l’enfance à la maturité, des maîtres jusqu’aux compagnons de route ; mais au centre de cet univers, unique, fascinant, savoureux, trône la véritable vedette de ces deux enregistrements, le piano préparé. Curieux animal, qu’un piano préparé ! Qui songe aux trésors de savoir-faire requis par la construction d’un piano à queue de concert, objet d’art autant que d’artisanat, peut être choqué par ce que lui font subir Delbecq et consorts, même si ces outrages le laissent, en définitive, intact. Du ventre des Steinway et autres Bösendorfer s’échappent des sons d’une richesse incomparable, des harmoniques innombrables. Les mains expertes savent extraire de ces opulentes entrailles les nuances les plus fines, et voici que sous la houlette d’iconoclastes nommés Henry Cowell et John Cage, on entreprend de mutiler l’objet en y insérant des boulons, des gommes, des crayons, en le couvrant de tissus jusqu’à rendre les sons qu’il produit parfaitement méconnaissables. Ces corps étrangers modifient la hauteur du son, la résonance, l’attaque, le timbre ; les cordes ainsi modifiées ne produisent plus des notes, mais des sons. C’était du reste le but exprimé par Cage en 1938 avec sa première œuvre pour piano préparé : transformer l’instrument en « orchestre de percussions ». Le compositeur avait constamment affiné sa maîtrise de cet instrument en créant une sorte de bibliothèque d’effets, cahier de consignes à l’usage des interprètes détaillant les objets à introduire, les cordes choisies et la hauteur à laquelle l’objet devait être placé.

De même, Benoît Delbecq, à l’issue d’années de patient labeur, a mis au point sa propre technique à base d’anches de saxophones, de gommes sculptées, de morceaux de bois taillés placés entre les cordes du piano. Certaines pièces en bois sont percées de punaises afin d’obtenir des résonances du type « sanza », le piano à pouces des griots. La réverbération qu’on croit ajoutée par l’ingénieur du son est produite par l’usage de la troisième pédale afin de créer des phénomènes de résonances sympathiques dans la table d’harmonie. Il s’agit en fait de la résonance naturelle d’une dizaine de cordes à l’extrême grave, dont les étouffoirs sont libérés par la pédale tonale. Bartok s’est servi d’effets de ce genre dans sa suite En plein air, par exemple. Force est de constater que le jazz a peu fait appel jusqu’ici aux ressources sonores du piano préparé, si l’on excepte les tentatives récentes et convaincantes d’Eve Risser et de Sylvie Courvoisier (au sein de son trio féminin Mephista), lointainement précédées par le travail d’Uli Scherer chez ECM dans les années 1980. Certes on voit tout de même des interprètes frapper un motif rythmique sur le coffre, plonger le bras à l’intérieur de l’instrument pour pincer des cordes, ou user de poings et coudes pour obtenir des « clusters ». On peut s’interroger sur le faible recours au piano préparé, alors que les techniques dites « étendues » ont connu beaucoup plus de succès avec les saxophones (growl, slap, respiration circulaire), la trompette (multiphoniques, growl, différentes sourdines), la guitare préparée, jouée à l’archet, comme l’est parfois le vibraphone, la contrebasse utilisée comme instrument de percussion ou préparée par insertion d’objets entre cordes et chevalet, etc. Cet usage confidentiel s’explique peut-être par la lourdeur de la préparation des cordes, et surtout par le long travail de recherche du son auquel doit consentir l’interprète. Peut-être aussi l’incertitude qui accompagne cette technique effraie-t-elle ceux qui aiment tout contrôler. On n’est jamais sûr à cent pour cent du son obtenu après préparation.

Or, il se pourrait bien que l’éclatante réussite de l’éclaireur Delbecq change les choses. On entend souvent professer l’opinion que tout a été dit en musique et que le seul territoire qui reste à explorer est celui du son. Dans cette optique, le piano préparé a de l’avenir, car tout l’attirail dont on garnit l’instrument permet des sons inouïs ! Tantôt métalliques, comme un piano bastringue détimbré, tantôt très boisés rappelant des wood-block qui seraient faits de bois très léger, du balsa peut-être, certains de ces sons sont aigus, flûtés, d’autres épais, graves et grondants. Dans tous les cas savoureux.

C’est peut-être ce que veut signifier Etienne Bultingaire dans une très intéressante vidéo où on l’interroge sur l’enregistrement de Circles and Calligrams. Il parle d’une longue « dégustation » du son, préalable aux premières prises, phase pendant laquelle le pianiste prépare soigneusement chaque corde et l’ingénieur place et règle ses micros au millimètre. Il parle aussi, curieusement, d’un piano préparé « sucré ». On peut s’étonner de cette épithète, qui pourrait faire croire à une musique légère et un peu écœurante ; au contraire, on peut la trouver parée de nuances miroitantes qui lui font traverser de nombreux climats, aussi bien nostalgiques, voire sombres, que plus clairs et groovants. Mais on comprend ce que ce « sucre » signifie dans l’esprit de l’ingénieur : ici, loin d’être aride comme les œuvres contemporaines jusqu’ici utilisatrices du piano préparé, la musique est facile à déguster et permet de prendre du plaisir…

Mais, objectera-t-on, s’il n’y a plus de notes, quid de la mélodie, de l’harmonie ? Pas de panique, amis mélomanes qui n’êtes pas encore prêts à larguer les amarres ! Toutes les cordes ne sont pas ainsi modifiées. Une partie du clavier produit encore les notes de la gamme avec les résonances de cathédrale que vous aimez. Un piano préparé, c’est en quelque sorte un duo piano-percussions. A condition toutefois que la musique jouée soit conçue pour cet étrange instrument. C’est là que les deux disques de Benoît Delbecq montrent que sa maîtrise pourrait bien être qualifiée de maturité rayonnante.

Quiconque réécoute le très beau Nu Turn, son précédent solo déjà sur Songlines (2003), sera frappé tant par les similitudes entre certaines sonorités que par la différence entre l’étagement des plans sonores, par l’existence d’un vrai contrepoint de timbres qui élargit l’espace occupé par la musique, creuse les perspectives, parachève le côté orchestral de cette musique, qui n’hésite plus à se projeter quand tant de solos sont plutôt des expressions du repli sur soi.

Et le trio dans tout ça ? A quoi peut bien servir l’adjonction d’une section rythmique à un instrument qui, à lui seul, est un orchestre ? Tant de couleurs nécessitent-elles qu’on en rajoute au risque de brouiller la musique, de recouvrir les très délicates nuances produites par le dispositif ? C’est le débat qui opposera probablement les tenants du solo aux aficionados du trio. Ceux-ci objecteront sans doute que la cohérence et la pureté du projet solo ne vont pas sans une certaine austérité, et que Jean-Jacques Avenel et Emile Biayenda injectent de la vie à la musique, et quelle vie ! Entre « Waraba », le lion de la contrebasse dont Delbecq vante la « noblesse gracieuse » et dont il produisit le dernier disque en leader (Songlines), et Emile Biayenda le maître-tambour rencontré lors d’une tournée africaine marquante en 1994, pour qui les cymbales représentent l’air, les caisses la parole et la grosse caisse la terre, il y a maintes affinités - à commencer par l’Afrique, terre natale du Congolais Biayenda et passion récurrente de ses deux acolytes. Et puis il y a des similitudes et des affinités musicales, bien sûr. Avenel, avant d’intégrer le quintet de Delbecq « Pursuit » (Songlines, 1999) à longtemps joué aux côtés de Steve Lacy et de Mal Waldron. Or, Benoît Delbecq a été marqué à vie par les leçons de Waldron (et comment ne pas voir dans une certaine économie de moyens qui marque son art actuel, l’écho de ces lointaines leçons ?) Quant à Biayenda, il joue tout simplement de… la batterie préparée ! Son « kit » comporte en fait deux grosses caisses, l’une presque classique si l’on excepte les bracelets de poing dont est munie la pédale, l’autre étant une calebasse remplie d’eau dont il joue avec le poing. Il utilise aussi l’équivalent de deux caisses claires, l’une étant en fait un djembé. Les bracelets de poing qu’on entend à chaque usage de la grosse caisse, couplés aux sons de sanza que produisent les cordes graves du piano préparé, sont une des nombreuses récompenses qui attendent l’auditeur attentif, qui n’hésitera pas à recourir au casque pour détailler cet extraordinaire tissu sonore.

Quelle différence entre cette section rythmique, qui use d’une incroyable palette, et celle constituée par John Hébert et Gerald Cleaver, puissante et rugueuse (Benoît Delbecq parle de « turbo musical »), typiquement « ricaine » - on nous pardonnera ce laxisme - qui propulse Benoît Delbecq pour son premier disque en trio, récemment paru chez Clean Feed, excellent label, sous le nom de John Hébert, Spiritual Lover, sur lequel il ajoute le Clavinet à son piano, préparé ou non ! Il est vrai que ce disque est un enregistrement express né d’une rencontre de circonstance, alors que The Sixth Jump est le soigneux produit d’une longue et amicale collaboration (que cette comparaison ne vous dissuade pas, néanmoins, de vous procurer ce Spiritual Lover intéressant à plus d’un titre, et du reste mixé et monté par Etienne Bultingaire).

L’auteur de ces lignes, lui, a choisi de ne pas choisir entre les deux disques. Entre, sur le solo, l’agencement subtil des mélodies et des motifs rythmiques de « Circles and Calligrams », le trouble qu’engendre l’illusion rythmique de « Biobeat », conçu pour priver l’auditeur des repères que fournit habituellement la mesure et, sur le disque en trio, le groove palpable de « Barragán », le beat jouissif de « Pointe de la courte dune » accompagné par l’archet opulent de la basse et la polyrythmie acrobatique du piano non préparé, il est impossible de hiérarchiser les jouissances. Plutôt qu’un vain classement, on admirera les différences de traitement entre « Ando » (dédié à l’architecte Tadao Ando) et « Le sixième saut », qui figurent sur les deux disques. Pour ceux qui croiraient qu’une telle musique ne s’obtient que par des manipulations électroniques comme l’overdub, il faudra se rendre à l’évidence : dans les deux cas, c’est une musique bio, captée en direct, ce que relate une vidéo d’Igor Juget. Les ressources du studio ne sont requises que par les trois remix de Steve Argüelles, « Piano Page », « Bass Page » et « Drum Page », réalisés à partir des pistes particulières de ces trois instruments, découpées, superposées, travaillées, le résultat de ces trois courts entractes se fondant sans heurts dans un ensemble qui n’en est que plus coloré. On note aussi la présence de ce qui paraît un sample aquatique sur « Le sixième saut » dans la version en trio et qui est en réalité l’enregistrement du batteur maniant l’eau de sa calebasse !

A l’heure où des myriades de clones de Keith Jarrett, d’épigones lointains de Bill Evans, de copieurs d’Herbie Hancock ou de disciples avoués de Jaki Byard inondent le marché, on se doit de saluer la constance et l’intégrité du défricheur Delbecq. Il est du devoir du chroniqueur d’appeler l’attention des mélomanes sur cette importante musique qui, pour être parfaitement originale, relève moins du laboratoire que de la salle de concert, tient moins de l’ascèse que de la jouissance. Avec ces deux disques, qui forment une sorte d’éloge du raffinement et de la subtilité, c’est un monde de sensations et d’émotions nouvelles qui s’ouvre à l’auditeur exigeant.