François Tusques, la vie en rouge
Souffle Continu réédite l’Intercommunal Free Dance Music Orchestra.
Enfant, François Tusques voyagea en Afghanistan, où son père participa à la création à Kaboul d’une faculté de médecine, et à Dakar. Ces incursions dans un monde fait de couleurs et de rythmes différents ne sont pas pour rien dans l’intérêt que le pianiste portera au jazz. Après avoir fait ses premiers concerts avec François Jeanneau, il se produit sur la scène du théâtre de la Vieille-Grille en 1964 avec Bernard Vitet, Jacques Thollot, Aldo Romano ainsi qu’avec Don Cherry qui va profondément l’inspirer. Sous son nom il enregistre Free Jazz en 1965, publié par les disques Mouloudji avec Michel Portal, François Jeanneau, Bernard Vitet, Beb Guérin et Charles Saudrais. Cet album va marquer de manière indélébile le jazz français, mais deux autres vinyles vite oubliés méritent des éloges, La Maison fille du soleil, avec Don Cherry, Beb Guérin, Jean-François Jenny-Clark, publié en 1965 et Le Nouveau Jazz, avec Barney Wilen, Beb Guérin, Jean-François Jenny-Clark et Aldo Romano, en 1967.
Une nouvelle révolution se profile dès lors au début des années soixante-dix avec la création de son Orchestre Intercommunal de Musique Libre de Danse. Le premier album est publié chez Shandar en 1971 avec une équipe franco-américaine composée de Sunny Murray, Alan Silva, Beb Guérin, Steve Potts, Alan Shorter, Bob Reid, Louis Armfield. La réédition récente de deux autres disques de l’Intercommunal par la maison d’édition Souffle Continu permet de mesurer ce que François Tusques a apporté aux musiques novatrices en France.
Place à L’Inter Communal, titre de l’album de l’Intercommunal Free Dance Music Orchestra publié originellement par les Disques Vendémiaire, qui relate divers concerts enregistrés entre 1976 et 1978. « Blues pour Miguel Enríquez » se veut revendicatif dans la présentation verbale de Carlos Andreou : les mots vont droit au but, éveiller les consciences. Monk est bien là, sous les doigts habiles de François Tusques, vite rejoint par les percussions africaines et une horde de cuivres enjouée. Jamais la musique ne sombre dans un quelconque pathos, nous ne sommes pas à Cuba, mais la hardiesse avec laquelle le trombone d’Adolf Winkler intervient pourrait faire illusion. Par ses incursions vocales puissantes, Carlos Andreou fait défiler une imagerie de luttes politiques qui déferlent alors dans une Amérique latine en pleine ébullition.
L’intermède créé par le solo de « Piano Dazibao » nous fait plonger dans les multiples influences de François Tusques et nous rappelle ses albums précédents, Piano Dazibao et Dazibao n° 2. Les rythmes foisonnants épousent des séquences imprégnées d’une multiplicité de folklores où le chant pianistique prédomine. La transition avec « Vet Aqui Que Tenen Por / Abrisme Galanica » est bien pensée, Carlos Andreou ne chante pas seulement, il scande des mots qui claquent, fait alterner des ambiances disparates et rappe avant l’heure, accompagné par la sinuosité du piano et les stridences de la bombarde. La gravité avec laquelle la thématique de « L’Heure est à la lutte », dédiée aux ouvriers de chez Chausson, est énoncée par les trompettes de Michel Marre et Jean Méreu qui se fondent dans un cadencement incessant hérité de l’Afrique. « Mar Jo Cantar No Fabia / Mazir » magnifie les incantations du Catalan Carlos Andreou, qui par la suite reprendra son vrai nom : Andreu [1]. Les arabesques rythmiques traversées par la fulgurance de Michel Marre font de ce morceau une vraie réussite. Loin d’un certain hermétisme identifié au free jazz, L’Inter Communal délivre un message festif, le mot collectif prend ici tout son sens.
Co-signé Francois Tusques, Carlos Andreu et Ramadolf , Le Musichien est publié à l’origine par Futura et enregistré à Rennes le 10 juillet 1982. La musique de l’Intercommunal Free Dance Music Orchestra prend une autre dimension, deux longs morceaux se succèdent sur cet album. « Le Musichien » est tiré d’un poème dédié au musicien venu d’Afrique qui porte en lui la connaissance proverbiale. La contrebasse de Jean-Jacques Avenel soutient la structure musicale avec une telle souplesse qu’elle offre l’opportunité aux saxophones soprano de Yebga Likoba et ténor de Sylvain Kassap d’y entrecroiser leurs voix. Carlos Andreu se lance dans une improvisation, vite rejoint par le trombone de Ramadolf dont le jeu sur les flexibilités donne du corps à la musique. Explicite, « Les Amis d’Afrique » apporte une dimension ludique, la basse de Tanguy Le Doré associée aux congas de Sam Ateba et « Kilikus » donne l’occasion à Bernard Vitet d’exécuter un solo majestueux à la trompette.
Les bombardes jouées en chœur par Jean-Louis Le Vallegant et Philippe Le Strat apportent une forme de singularité : l’air marin breton sied parfaitement à François Tusques. Aérienne, Danièle Dumas fait chanter son saxophone soprano alors que la trame rythmique avance inlassablement. En parallèle de cet orchestre, il faut noter l’émergence de groupes franco-africains précurseurs de ce qui allait devenir la world music. Ces musiques métissées se propageaient alors dans les MJC et en point d’orgue à la fête de l’Humanité.
À l’instar de Colette Magny, François Tusques a toujours poursuivi sa carrière artistique sans jamais se compromettre, ses concerts donnés dans des foyers de travailleurs immigrés et dans des usines en grève témoignent de son intégrité. Sa création du collectif Le Temps des cerises, destiné à autoproduire des enregistrements, reste une démarche novatrice pour son temps. L’amour qu’il porte aux musiques de Charles Mingus et à la poésie de Federico García Lorca émaille tout son parcours discographique. Aujourd’hui, à quatre-vingt-six ans, il peut se montrer satisfait d’avoir uni des musicien·nes d’horizons lointains et de les avoir fait s’épanouir dans un environnement commun.