Cabu Jazz Masters
G. Evans, B. Kessel, L. Young, A. Blakey & the Jazz Messengers.
Label / Distribution : Harmonia Mundi
Poursuivons notre revue de la série Cabu Jazz, à prix économique mais à haute densité musicale, à la (re)découverte de petits chefs-d’œuvre compilés à partirnde divers catalogues.
La sélection de Christian Bonnet est mise en valeur par la présentation de la collection, qui a su trouver ses repères visuels : objet digipack en carton à l’ancienne (« gatefold sleeve »), couverture sur fond jaune vif (colorisé par Wozniak) reproduisant un dessin de Cabu, dont on connaît l’attachement indéfectible au jazz « classique ». Les enregistrements sont restaurés avec le plus grand soin, les informations discographiques se lisent facilement, on va à l’essentiel ; l’objectif de cette collection n’est-il pas de faire découvrir ces perles rares, ces joyaux d’une époque révolue ?
On aime beaucoup la dernière livraison consacrée à quatre figures incontournables, le batteur Art Blakey (fondateur des Jazz Messengers, avec des enregistrements de la période 1955-1958 et deux titres de la première formation (Horace Silver and The Jazz Messengers, 1954) et Gil Evans, arrangeur de génie de Miles Davis qui s’illustra dans l’orchestre de Claude Thornhill dès 1946.
Si tout est intéressant dans cette nouvelle série, accordons une mention spéciale au double CD consacré à Lester Young clarinettiste, principalement dans les orchestres de Count Basie en septembre 1938. Pour le premier CD, nous avons retenu les formidables prises et “alternate takes” des Kansas City Six en septembre 1938 avec « Way Down Yonder in New Orleans », « Countless Blues », « Them There Eyes », “I Want a Little Girl” et “Paging the Devil”. Le personnel est sensationnel : Buck Layton à la trompette, Freddie Green à la guitare, Jo Jones à la batterie, Eddie Durham au trombone et à la guitare électrique.
Le meilleur, si l’on peut dire, est cependant à venir sur le deuxième CD : deux prises de « St Tropez » le 31 juillet 1957 où Lester Young joue avec son propre sextet ; l’émouvant « They Can’t Take That Away From Me » du 8 février 1958 avec un « Salute to Benny » où les trompettistes Harry Edison et Roy Eldridge prennent des soli brillants et toujours vifs, alors que Lester, douloureux, tire de sa clarinette un son plus opaque, brumeux. C’est sans doute le chant du cygne, mais une telle intensité annonce le Jimmy Giuffre de la première époque, celui de « The Train and The River ».
Nous avons gardé pour la fin le guitariste modèle Barney Kessel. Le premier CD fait entendre ses différentes formations en quartet, quintet et sextet. Là encore que du beau monde : une version affirmée de « Tenderly » en quartet en 1953 avec l’indispensable Shelly Manne à la batterie ; un régal avec un insolite « Speak Low » de Kurt Weill revu en quintet avec Bob Cooper au hautbois et toujours Shelly Manne à la batterie. C’est que Barney Kessel a joué avec les plus grands, le « Gotha du jazz californien » dans la grande période du jazz cool. Si vous ne savez pas ce que signifie « reprendre un standard », vous vous en ferez une idée avec ses versions des tubes de Gershwin « Embraceable You », « A Foggy Day », « Fascinating Rhythm ».
Barney Kessel a aussi travaillé en studio et pour le cinéma : les cinéphiles seront ravis de réécouter une version soignée de « Laura », le fameux « tube » du compositeur hollywoodien David Raksin pour le film éponyme d’Otto Preminger. Toujours de Raksin, un pur joyau, « Love Is Bad », musique du chef d’œuvre de Mankiewicz The Bad and the Beautiful (Les Enchaînés) avec à la flûte Ted Nash.
L’anthologie ne couvre que cinq ans de 1953 à 1958 mais quel fabuleux tour d’horizon pour cet héritier de Charlie Christian, inventif, improvisant avec légèreté, fluide et élégant, fou de swing (extraordinaire « 64 Bars on Wilshire Boulevard » avec Bob Cooper au ténor). On y trouve aussi - mais ce n’est pas ce qu’on préfère - les arrangements de Barney Kessel sur les principaux arias de Carmen, mais à cœur vaillant…rien ne paraît impossible.
On retrouve cependant la finesse du trio de The Poll Winners (avec Shelly Manne et Ray Brown) qui enregistra quatre albums à la suite, en mars 1958 : quel délice que cette « Satin Doll », ou ce « You Go To My Head », ou ces deux titres de Barney Kessel et son All stars en août 1957, dont un fringant « Tiger Rag » de 10 minutes. Avec le toujours agité Frank Rosolino (mais quel tromboniste génial !) accompagné du grand Ben Webster au ténor et de Jimmy Rowles au piano.
On plonge dans un bain de jouvence à l’écoute de ces compositions qui datent de plus de cinquante ans. A conseiller impérativement à tous ceux qui aiment la guitare évidemment, mais aussi à ceux qui veulent vraiment savoir ce qu’est le jazz… On n’échangerait ces deux CDs pour rien au monde…