Tribune

Billie… not dead !

Retour sur le film « Billie », du réalisateur britannique James Erskine, actuellement diffusé dans les salles de cinéma.


Salué avec raison par la critique, « Billie » est vraiment un bon film de cinéma. Evitant les écueils du biopic, ce qui, concernant Lady Day, pourrait rapidement tourner au mélo, le réalisateur et son équipe font émerger la figure d’Eleanora Harris Fagan (le nom à l’état civil de la plus grande chanteuse de jazz de tous les temps) comme un fantasme. Mettant en parallèle, sans abuser des procédés de montage du même nom, le fatum tragique de la chanteuse et le destin non moins douloureux de la journaliste Linda Lipnack Kuehl, qui devait réaliser une biographie définitive de la première, le film jette le trouble. Un peu comme Billie elle-même.

Les essentiels sont là, à la limite du stéréotype : les images les plus connues, la dope, « Strange Fruit » (ce premier manifeste Black Lives Matter), le fait qu’elle chantait « avec son bas ventre », sa sexualité débridée.
Cette dernière étant interprétée à l’aune de la notion de « masochisme », permettons-nous d’esquisser l’hypothèse d’une réitération sur sa personnalité troublée par un destin de femme artiste issue des bas-fonds du ghetto noir. Une femme objet d’une domination masculine d’autant plus violente qu’elle fut principalement perpétrée par des arrière-petits-enfants d’esclaves…

Billie Holiday © Getty Images

Cycle infernal de la reproduction des violences ?
Foin de psychanalyse sauvage. Eleanora avait un côté punk, au sens originel du terme : le mot, dans ses usages premiers, désignait les gosses abandonnés que certains hobos mal intentionnés mettaient « au travail », sur le trottoir, si l’on en croit Nels Anderson dans son ouvrage « Le Hobo. Sociologie du sans-abri », paru en 1923.

La petite Fagan avait 8 ans à la parution de ce classique de l’observation participante. Trois ans après elle se fait violer une première fois. Six ans plus tard, elle ira en maison de correction. Entre temps, elle aurait commencé à se prostituer. Lorsque, ensuite, elle s’est retrouvée dans l’orchestre de Count Basie, des membres du groupe lui tapaient dessus pour la mettre au « travail », comme le rappelle Julia Blackburn dans « Lady in Satin. Billie Holiday, portrait d’une diva par ses intimes » (Rivages Rouges 2015, ed. or. 2005) . Julia Blackburn qui, d’ailleurs, a eu accès aux témoignages recueillis par Linda Khuel.
Cette mise en scène de la cassette à bandes magnétiques devient d’ailleurs un procédé récurrent dans le film de jazz, du neuh neuh Lalaland où le héros relève une phrase de Monk à partir d’un autoradio à cassette au remarquable documentaire I called him Morgan de Kasper Collin, sorti en 2016, sur le trompettiste Lee Morgan (construit à partir d’une série d’entretiens avec la compagne de ce dernier, qui l’assassina lors d’une crise de jalousie).
Le point de vue développé sur la défection de Billie de cet ensemble est basé sur le fait qu’elle ne voulait pas devenir une « black mama » chanteuse de blues. Fuir la violence qui semblait régner dans ce big band, ce n’était pas à l’ordre du jour ? Étrange qu’en cette période post Mee Too le film ne prenne pas un tour plus féministe.

Le film prend paradoxalement un tour onirique en se permettant de présenter des images d’archives colorisées, redonnant à Billie Holiday une réalité plus présente que jamais. Autant pour le réalisme : les populations noires qui pouvaient voir des projections de ses performances, dès les années trente, n’avaient en effet accès qu’à des images en noir et blanc. Autant pour la « vérité existentielle » qu’elle partageait avec les femmes des ghettos, par l’interprétation de bluettes qu’elle transformait en manifestes émancipateurs, comme l’explique Angela Davis dans « Blues et Féminisme Noir ».
En matière de réalisme, la colère dans la voix du légendaire batteur Jo Jones est patente sur les enregistrements réalisés par Linda Khuel, eu égard au sort qui s’est acharné sur Billie (le racisme dans ses dimensions les plus abjectes).
Réalisme encore quant à la trajectoire fatale de la journaliste, issue d’une famille de la petite bourgeoisie juive laïque et progressiste, qui s’est livrée corps et âme au recueil de témoignages sur la chanteuse, autant auprès du manager John Hammond (ami des Noirs ou manipulateur sans vergogne ?), que de Count Basie (gentil démiurge ou vrai salaud ?), ou du contrebassiste Milt Hinton (le dernier à avoir accompagné Billie en studio et à l’y avoir photographiée) ou de ses ami.e.s… réalité de sa mort dans des circonstances troubles, comme le rappelle sa sœur, en larmes face caméra, que le réalisateur a convaincue de témoigner.

On eût aimé que, dans ce jeu de phantasmes en miroir, la musique sortît grande gagnante. Pourtant, la relation entre la chanteuse et Lester « Prez » Young, qui donna des enregistrements parmi les plus beaux de leurs carrières respectives, est encore une fois présentée sous l’angle de leur amour platonique (?). Exit l’art. De même, aucune mention du pianiste Teddy Wilson, pourtant l’un des accompagnateurs qui lui permit de trouver sa voix, et notamment ces inflexions décalées sur des thèmes écrits par des compositeurs blancs, qu’elle savait rendre véritablement black, comme elle le fit pour « Summertime », conférant à la berceuse composée par Gershwin des atours d’orage menaçant, en rejetant la mélodie originelle, sous les inflexions d’un orchestre qui joue plutôt une marche rageuse. Exit également Mal Waldron, dernier pianiste de la chanteuse à la fin des années cinquante, que l’on voit sur la captation de « Strange Fruit » pour la BBC en 1959, et qui devait se diriger vers un jazz plus spirituel voire free après le décès de cette dernière en 1959 (comme si le fait d’avoir accompagné la Holiday l’avait conduit à des expérimentations audacieuses). A peine une évocation des transformations de sa voix qui devenait plus éraillée à la fin de sa carrière, renforçant son aigreur originelle. Mais les débats entre les partisans de la « voix de Billie jeune » versus ceux de la « voix de Billie âgée » sont encore loin d’être éteints…

Que ces réserves ne nous empêchent pas, cependant, de céder aux vagues d’émotion soulevées par ce documentaire. On peut toujours mégoter mais, après tout, c’est du cinéma. Et du bon. C’est bien sûr du jazz. Et du meilleur.