Chronique

Camila Nebbia

Aura

Label / Distribution : Ears And Eyes Records

Point aveugle des musiques qui arrivent jusqu’à nos oreilles qui pourtant tentent de tout voir, l’Amérique du Sud nécessite des portes d’entrée qui ne soient pas celles du cliché, ou du pittoresque. Pour faire simple, il n’y a pas que la bossa au Brésil, nous le savions par Ivo Perelman ; il n’y a pas que du bandonéon en Argentine, Hernán Merlo en était la preuve parmi d’autres, mais pour fouiller, il faut davantage de noms, pour mieux tirer les fils. Et c’est grâce à la jeune saxophoniste Camila Nebbia que la porte s’entrouvre : avec Aura, premier album d’un tentet basé à Buenos Aires, on pénètre de plain-pied dans la jeune scène argentine. La vivacité turbulente de « La Desintegración », où le violoncelle de Violeta García se joue du trombone de Daniel Iván Bruno, en est un joli symbole. Multiplicité de voix, grande rigueur collective, l’orchestre se lance à corps perdu dans une musique à l’écriture très sophistiquée qui laisse beaucoup de place à l’improvisation - en témoignent les tutti très touffus où l’on perçoit de nombreuses influences, à commencer par Harris Eisenstadt ou Marilyn Crispell.

C’est dans le roboratif « Algunos Rastros de la Memoria » que l’on perçoit le talent particulier de Nebbia pour l’écriture et l’arrangement. Damián Bolotín au violon et Juan Bayón à la contrebasse construisent une base solide qui permet aux soufflants d’imprimer un mouvement sur un motif complexe qui n’est pas sans rappeler quelques directions braxtoniennes. On remarquera forcément le travail d’Ingrid Feniger à la clarinette basse et Valentín Garvie à la trompette. Habituée à disposer de deux batteurs dans ses précédents orchestres, notamment en sextet, elle retrouve dans ce tentet le fidèle Axel Filip qui, avec Omar Menéndez et le pianiste Mariano Sarra, bâtit des motifs répétitifs solides sur lesquels l’orchestre peut faire parler toute sa puissance. Mais celle-ci ne fait pas tout : on s’aperçoit rapidement dans « La Quietud del viento » que Nebbia dirige son orchestre avec une grande sensibilité, laissant beaucoup de place à la sensation des éléments, dans une démarche qui la rapproche, par ici, d’Alexandra Grimal.

On trouvera d’ailleurs plus d’un point commun entre les deux saxophonistes. Dotées de la même curiosité insatiable et d’un goût pour les voyages, les saxophonistes ont beaucoup appris à l’étranger. Camila Nebbia a étudié au Banff canadien avant d’entamer plusieurs rencontres, singulièrement en Europe. A l’écoute d’Aura, il est évident que la jeune femme qui a côtoyé la scène punk argentine est attendue en Europe et en France de pied ferme, pour la découvrir un peu mieux. Dans cet orchestre, elle s’efface volontiers au profit du collectif, mais l’on perçoit, au détour d’une prise de parole forte et pleine d’autorité naturelle dans « Las Manos » pour relancer la machine, une belle énergie que l’on peut entendre dans De Este Lado, album plus intime où elle investit les interactions avec la voix, une direction que l’on tangente dans ce très beau Aura. Indubitablement l’une des découvertes les plus excitantes de ce tournant d’année.

par Franpi Barriaux // Publié le 24 janvier 2021
P.-S. :

Camila Nebbia (ts, comp), Valentin Garvie (tp), Ingrid Feniger (bcl, as), Daniel Ivan Bruno (tb), Damian Bolotín (vln), Violeta García (Cello), Juan Bayon (b), Mariano Sarra (p), Axel Filip (dms), Omar Menendez(dms)