Chronique

Cansu Tanrıkulu

Kantoj de Fermetico

Cansu Tanrıkulu (voc), Tobias Delius (sax, clar), Greg Cohen (b)

Label / Distribution : Low Swing

En premier lieu, il faut évoquer le contexte, peu banal, de ce disque. ll s’agit d’un disque vinyle uniquement, gravé en 45 tours (la qualité est meilleure qu’en 33 tours), de 33 minutes. Le studio LowSwing, à Berlin, enregistre sans ordinateur. La session a été captée en direct, en une seule prise, directement sur les bandes master et sans traitement a posteriori. Totalement analogique, pressé directement du master dans la cire, le son du disque est quasiment proche d’un son direct, même avec du matériel audio de qualité courante. Il faut ajouter à cela l’extrême rareté du disque en question, résultat d’un incendie qui ravagea le studio LowSwing en juin 2021, quelques mois après l’enregistrement. Le master ayant brûlé, seule existe, et existera à jamais, la série en cours de fabrication à l’usine.
Kantoj de Fermiteco  [1] est un disque étonnant et rare donc.
La musique enregistrée ici est tout aussi fascinante. Le trio (à l’instar du jeu sur scène) n’est pas celui d’une chanteuse en avant avec son orchestre derrière. Non, c’est un trio de musicien.ne.s parfaitement équilibré et l’enregistrement est fait dans ce sens, en triangle. [2]
Tobias Delius, au ténor et à la clarinette, a le son chaud, doux et lié qui vient planer dans la pièce, enroulant et enrobant les interventions des deux autres. Parfois, un peu de réverbe et d’écho viennent, toujours en direct, ajouter de la profondeur à une sonorité déjà bien portée par le son du souffle, tel les ténors de la période swing.
Greg Cohen, à la contrebasse, sideman réputé, membre de la galaxie John Zorn, s’ébrouant du jazz à la variété (notamment avec Tom Waits en compagnie de Marc Ribot) est ici à la fois la courroie de transmission dans les accélérations, avec un walking très véloce et une respiration apaisée à l’archet dans les passages plus calmes.
Ces deux aînés sont rompus aux expérimentations de tous genres, à l’aise dans le cadre des structures musicales : accords, grille harmoniques, etc. Leur participation à un projet avec la jeune chanteuse, plutôt en quête d’explosions improvisées, permet ce miracle qui donne à entendre une musique singulière, collective et dont la folie semble contenue par l’expérience.
Cansu Tanrıkulu ne plaisante pas. Avec ou sans paroles, sa voix à la large tessiture, aux graves ronds et aux aigus fêlés improvise avec le débit d’un instrument. Jouant des ouvertures, bouche fermée-grande ouverte, du volume et de l’intensité, à pleine voix-chuchotement, elle fait preuve avec ce disque d’une maîtrise vocale assurée et d’une esthétique chaleureuse. Cette musique sent le cuir, le feu de bois, la chaleur douce, l’alcool cher et les rêveries enfumées. « Des tableaux sonores surréalistes », pour citer John Zorn qui parle de ce disque.

par Matthieu Jouan // Publié le 20 février 2022
P.-S. :

[1En espéranto, cela signifie : Chants d’un lieu clos.

[2Pour les amateur.trice.s de technologie sonore, tout le détail des types de micros, amplificateurs et consoles utilisés est noté dans les notes de pochette.