Entretien

Cansu Tanrıkulu, la liberté en chantant

La vocaliste berlinoise publie Kantoj de Fermiteco, un album accompli et très spécial.

La jeune vocaliste berlinoise se considère comme une artiste privilégiée. Il faut dire qu’elle fait partie de plusieurs projets et non des moindres, en compagnie de musicien.ne.s plutôt exigeant.e.s comme le batteur Jim Black, le contrebassiste Greg Cohen, le guitariste Marc Ribot, les claviéristes Liz Kosack et Elias Stemeseder. Très ancrée dans la scène jazz et improvisée de sa ville, la musicienne mérite une attention internationale qu’elle commence sérieusement à attirer. Pour Citizen Jazz, elle explique la genèse de son projet en trio et revient sur sa rencontre fondatrice avec Jim Black.

Cansu Tanrıkulu © Dovile Sermokas

- Vous êtes une artiste berlinoise et vous rencontrez maintenant une certaine reconnaissance. Quand et où tout cela a-t-il commencé ?

Je suppose que ma démarche musicale actuelle a commencé dans les clubs de rock underground d’Ankara et les festivals amateurs du lycée et de l’université auxquels je participais, depuis le collège et jusqu’à la fin de ma licence de psychologie cognitive. Certains de ces clubs organisaient des soirées non autorisées, où on servait de l’alcool aux mineurs, pour que nous puissions nous sentir vraiment dans le coup si la police nous arrêtait !
Sur le plan académique, il fallait être très forte dans un pays compétitif comme la Turquie, mais en plus de mes études, j’ai profité des multiples opportunités offertes par ces institutions pour devenir une multi-instrumentiste : j’ai joué de la clarinette pendant 5 ans dans l’orchestre de l’école, de la guitare et du piano dans de multiples autres projets/solo, etc. La voix était en quelque sorte l’instrument le plus rock’n’roll que j’ai eu pendant longtemps, ce qui l’a rendue plus chère à mon cœur que les autres instruments.
J’ai eu la chance de travailler avec de fantastiques musiciens/mentors et collègues turcs lorsque j’ai commencé à chanter du jazz et j’ai immédiatement ressenti une plus grande liberté d’expression avec la voix par rapport à tout ce que j’avais fait auparavant. Aujourd’hui, je fais beaucoup de musiques différentes, depuis des compositions de musique nouvelle jusqu’au noise, en passant par des tubes pop venus d’un univers alternatif joués avec une féline attitude (vous savez de quel groupe je parle…) et je pense que cela n’est possible que grâce à la confiance que j’ai dans l’apprentissage par le jeu. Berlin est un endroit idéal pour expérimenter n’importe quelle musique et trouver des occasions de se produire.

Baser la musique sur des personnages expressifs et remarquables m’aide beaucoup


- Comment décririez-vous votre travail, votre art ?

Je fais de mon mieux pour proposer des créations et des idées qui ne freinent pas la curiosité et la nouveauté à chaque fois qu’elles sont exécutées. Baser la musique sur des personnages expressifs et remarquables m’y aide beaucoup (j’ai un projet entièrement consacré au dadaïste Robert Tilton, télévangéliste notoire, par exemple). Je pense que j’essaie simplement de devenir une meilleure poète sonore dans tout ce que je fais.

Cansu Tanrıkulu © Daniela Imhoff

- Vous avez un profond lien avec Jim Black, pouvez-vous nous en parler ?

Jim Black est une présence rafraîchissante dans ma vie depuis la fois où je lui ai demandé « Hey, tu veux qu’on jamme un jour ? » dans le couloir de l’Institut de jazz. Pour moi, c’était une question incroyable à poser à brûle-pourpoint - c’était Jim Black, quand même ! - mais j’avais déjà le sentiment que c’était quelqu’un d’exceptionnel dans le milieu, à la fois en raison de sa disponibilité pour travailler avec des jeunes talents, et de sa capacité à apprécier des qualités performatives rares que beaucoup d’autres pourraient trouver insolites et intimidantes. Après m’avoir vu jouer trois sets d’affilée avec des matériaux complètement différents, allant du chant lyrique à des citations de Trump hurlées au public, je pense qu’il a été convaincu. Il nous a invités, Liz Kosack, Dan Peter Sundland et moi, à jouer notre tout premier concert MeoW à Berlin. J’ai ensuite lancé Melez avec lui et Elias Stemeseder, et ces deux projets, ainsi que l’ami Jim depuis lors, ont occupé une place importante dans ma vie. Je lui suis à jamais reconnaissante pour sa générosité et ses conseils, et je me sens parfois perplexe en pensant combien je suis privilégiée que Jim Black soit ma norme en matière de batterie et de musicalité lorsque je pense à de nouveaux projets. En fait, il est vraiment le seul batteur de mes principaux projets, quand on y pense.

- Avec MeoW il y a ce fort fond humoristique, le texte, les masques… Est-ce important pour vous de vous amuser sur scène ?

Je pense que l’humour est un raccourci parfois plus fort pour parler de « l’évidence ». Et MeoW est un groupe de musicien.ne.s qui, à ce stade, est tellement à l’aise pour repousser les limites de l’esthétique de la performance, du contenu lyrique et de la bizarrerie, que les efforts faits et le sérieux que nous y mettons pour rendre cela possible font de MeoW un GROUPE TRÈS SÉRIEUX. Les masques sont tous de Liz Kosack…
Je crois qu’être musicien est un travail horrible si on ne s’amuse pas sur scène, alors oui, c’est vraiment important pour moi.

Ça m’excite beaucoup d’utiliser des effets


- Vous utilisez votre voix comme instrument principal, mais aussi des trucs électroniques. Quels genres de trucs et pour quoi faire ?

J’utilise des pédales d’effets numériques et analogiques, des loopers, et je travaille actuellement sur mes patches Max MSP pour étendre l’utilisation de l’électronique et la considérer essentiellement comme un processus de design sonore. Il y a des possibilités infinies de modifier l’anatomie de la voix. Ça m’excite beaucoup d’utiliser des effets. Mais si la source du son est la voix, alors l’électronique doit ajouter à la qualité expressive, sinon elle peut parfois gêner plutôt qu’aider. Aussi, pour improviser confortablement, j’essaie de développer suffisamment d’expérience et de maîtrise avec chaque appareil que j’utilise en concert.

- Dans un titre de MeoW, vous dites : « Je parle français, mais je ne suis pas friseur »… Vraiment ?

Mais, oui ! Je parle très mal le français et je coupe les cheveux encore plus mal. (En français dans le texte).

Marc Ribot, Tobias Delius, Greg Cohen et Cansu Tanrıkulu © Gérard Boisnel

- Comment avez-vous formé ce trio avec Greg Cohen et Tobias Delius, et Marc Ribot en guise de cerise sur le gâteau… et quel est le sens de cette composition vidéo-impro ?

J’ai toujours voulu travailler avec Greg Cohen d’une manière ou d’une autre puisqu’il fait partie de presque toute la musique qui m’a inspirée. J’ai appris à connaître Tobias Delius quand j’ai emménagé à Berlin et il est l’auteur des plus belles mélodies que j’ai jamais entendues.

L’instrumentation était l’idée de Greg et nous avons tous les deux pensé que Tobias serait le bon et le seul choix. Marc Ribot est mon héros musical depuis toujours et, sachant à quel point sa collaboration avec Greg est ancienne, je voulais tout simplement en faire l’expérience par moi-même. J’ai écrit un e-mail à Ribot pendant que j’étais en vacances en Turquie et il a accepté de se joindre à nous. Un honneur absolu et une chance extrême que tout se soit bien déroulé, compte tenu des conditions du moment, avec la Covid.
Tout le monde a quitté la scène du Jazzfest de Berlin en voulant rejouer, alors j’espère que cela se reproduira assez vite. La vidéo est une entité distincte de la performance mais une grande partie du raisonnement de l’album.

- L’enregistrement de Kantoj de Fermiteco a été réalisé en direct et la première à Berlin était également un concert en « un seul bloc » : concert, plus vidéo. Quelle est l’importance de la mise en scène dans votre expression artistique ?

Je m’implique de plus en plus pour chaque projet dans lequel je m’engage et je participe à la musique en ajoutant un élément d’expression visuelle ou conceptuelle avec lequel je ne travaillais pas auparavant. Dans ce cas, la vidéo a été réalisée parce que la musique est fortement inspirée de l’art d’Edward Kienholz. J’ai presque eu une sensation physique semblable à une attaque en voyant « Roxys » à Venise et je suis immédiatement devenu un fan de Kienholz. Tous les morceaux que nous avons enregistrés sont très liés à un matériau qu’il utilise dans ses tableaux, ou à des qualités caractéristiques que j’ai imaginées pour les personnages de ses installations. Au début, je voulais même construire un sanctuaire sur la scène, notamment avec les écrans de télévision, mais j’ai pensé qu’une vidéo serait plus pratique à réaliser sur plusieurs scènes et lors de plusieurs événements. Daniela Imhoff est la fantastique vidéaste qui a réalisé un journal de « Cansu and her shrine of everything » et nous avons étiqueté les chapitres d’après les chansons pour créer une histoire en spirale.

je suis une musicienne très privilégiée


- Vous avez écrit les paroles (quand il y en a) mais la musique est une improvisation collective et permanente. Avez-vous répété avant, ou aviez-vous des règles, des lignes directrices ?

Pour mes autres projets, il m’arrive de composer chaque seconde, mais ce trio est capable de se produire en toutes circonstances. Pour ce premier concert, je n’avais pas vraiment de règles ou d’indications (à part présenter le répertoire et son esprit à Marc Ribot par e-mail). Je ne voulais vraiment pas instaurer des règles trop personnelles pour cette première fois sur scène. Nous parlons assez bien la langue de l’autre après avoir joué ensemble pendant trois ans, et Ribot et Greg sont de vieux complices. Je m’attendais donc à ce que tout fasse sens avec autant d’expérience, de sensibilité et de maturité sur scène. Encore une fois, je suis une musicienne très privilégiée…

- Avez-vous choisi les conditions de l’enregistrement ou est-ce une heureuse opportunité ? Par ailleurs, quelle est votre relation avec la HI-FI, le vinyle et toute cette technologie audio ?

Les conditions d’enregistrement ont été définies par Guy Sternberg de LowSwing. La ligne directrice du label est de produire des disques hi-fi alternatifs à la musique grand public et de ne pas impliquer de processus numérique dans la fabrication du disque. Il a donc enregistré directement sur le master et a mixé la musique en direct. C’est une grande opportunité de faire le portrait d’un groupe comme celui-ci et je suis heureuse que cela ait si bien fonctionné.
Le disque a été distribué au Japon, à Taïwan, aux États-Unis et dans toute l’Europe et a reçu d’excellentes critiques, notamment de la part des médias spécialisés dans le vinyle et le hi-fi, comme le MINT Magazin, LP, etc. Je n’avais aucune connaissance de ces sujets auparavant, mais maintenant que mon propre album en fait partie, j’apprends et j’investis moi-même dans certaines technologies. C’est un puits sans fond, alors j’essaie d’y aller doucement, sans faire trop d’achats.

Le fait que le master de l’album n’existe plus rend cet enregistrement encore plus rare


Cansu Tanrıkulu © Henning Bolte

- Pouvez-vous expliquer ce qui s’est passé avec l’incendie du studio ?

Malheureusement, à l’été 2021, le légendaire LowSwing Studio de Berlin a brûlé avec ses nombreux souvenirs, du matériel rare, surtout pour les bandes, des archives de musique fantastique du label et… le master de Kantoj de Fermiteco ! On ne sait toujours pas comment le feu a pris - c’est du moins la dernière information que j’ai eue.
Heureusement, personne n’a été blessé et Guy est un ingénieur d’un grand talent et d’une grande valeur pour la scène ; il a donc travaillé sans relâche depuis lors. Le label a survécu et nous avons décidé de poursuivre le processus de fabrication de l’album puisqu’il avait déjà passé la phase de test-pressing. Le fait que le master de l’album n’existe plus rend cet enregistrement encore plus rare.

- Pourquoi le titre est-il en espéranto ?

Tout comme la liberté dans la musique, je voulais avoir de la liberté dans le titre - le laisser plus ouvert à l’interprétation en utilisant une langue que peu de gens parlent. Je voulais déjà utiliser le mot « chanson » (parce que ce trio est extrêmement spécial pour moi en raison de sa capacité à jouer essentiellement des formes de chansons à partir de leur squelette) et tout contenu sémantique qui implique « des espaces limités, des petits mots, des tendances territoriales que nous avons socialement développées en particulier pendant les confinements » (mais vous savez, quelque chose de plus simple et de moins cliché !). Nous en avons discuté avec Greg Cohen avant l’enregistrement et nous avons décidé qu’au lieu de l’anglais, du turc ou de l’allemand, nous pourrions utiliser l’espéranto pour impliquer ce contenu d’une manière ou d’une autre. En fait, nous avons reçu l’aide de Thomas Morgan pour la traduction ! Je ne l’ai pas encore rencontré en personne mais je suis déjà reconnaissante pour sa contribution.