Tribune

Carl Testa oscille entre sensualité et numérique

Le contrebassiste et électro-acousticien Carl Testa programme ses propres règles


Carl Testa © Rob Miller

« Son influence se fait sentir dans presque tous les domaines de ma musique » : voici comment le contrebassiste (et multi-instrumentiste à ses heures perdues) Carl Testa parle d’Anthony Braxton, dont il fut l’un des élèves et dont il est l’un des proches collaborateurs au sein de la Tri-Centric Fundation. De l’orchestre qui illumina Victoriaville en 2003, et dont nous ne cesserons de répéter qu’il est le squelette de la Creative Music américaine de la décennie 2010, Carl Testa est sans doute le moins connu en Europe. Rattrapage.

On le retrouve évidemment dans diverses formations d’Anthony Braxton, également avec Tyshawn Sorey. Mais pour prendre toute la mesure de sa musique, ce sont vers les dispositifs électro-acoustiques qu’il faut se tourner. Avec Brandon Seabrock ou Joe Morris en duo, mais surtout avec Sway, un système qu’il présente dans Sway Prototypes, triple témoignage d’un travail très abouti.

Mais parlons d’abord du talent de Testa pour la programmation. Sway est un logiciel écrit avec SuperCollider, un environnement libre qui a pignon sur rue auprès de nombreux créateurs, pour sa plasticité et ses larges possibilités. C’est notamment SuperCollider que Braxton utilise comme générateur aléatoire de sons dans son langage Diamond Curtain Wall, qu’il adapte à de nombreux orchestres. L’usage de Sway est simple : le système capte le son des musiciens à l’entrée. Il leur attribue un effet, plus ou moins sensible, et qui peut évoluer sur la base d’un algorithme, pour créer des dynamiques et des mouvements d’orchestre. Dans « Shroud », la clarinette contrebasse d’Alejandro T. Acerto se retrouve ainsi face à un palais des glaces, une reproduction sans limite de lui-même qui s’effiloche vers l’infiniment petit, un son lointain et presque sourd que prolonge le saxophone d’Aaron Getsug et la contrebasse très sèche de Testa dans un subtil agencement de timbres, intense et charnel malgré les distorsions de Sway. Ou peut-être simplement grâce à cela.

Dans ce troisième volume, le dernier en date, on constate une évolution des prototypes, plus tournée vers les soufflants, mais c’est un pas de côté, pas une autre direction. Une façon de tester son système avec d’autres timbres. Paradoxalement, alors que c’est le volet qui compte le moins de musiciens proches de Braxton, c’est celui qui se rapproche le plus de son travail, et notamment d’Echo Echo Mirror House dans son acception la plus arachnéenne. Carl Testa s’est nourri de Braxton mais a su développer son propre champ d’expérimentation, dont Braxton a été le précepteur, si ce n’est le révélateur.

Testa dit lui-même que Sway Prototypes doit beaucoup au travail de George Lewis et de Pauline Oliveros. Du tromboniste et compositeur, on retient la distillation de l’intensité dans une sorte de brouillard électronique, et un paradigme clairement jazz. Ainsi dans « Bloom », le dialogue entre la contrebasse de Testa et les autres cordes (remarquables Erika Dicker au violon et Junko Fujiwara au violoncelle) crée un trio imbriqué comme une pelote de laine, impossible à dénouer et en même temps capable de fondre en quelques tours pour mieux revenir à l’essentiel, à une contrebasse libre de tout mouvement, même de plonger dans une discrète saturation joliment dissonante.

 
La référence à Oliveros est sans doute la plus évidente, même si le traitement en direct et aléatoire des effets constitue une différence de taille avec cette pionnière des musiques électroniques et minimalistes. Sway permet à Carl Testa de jouer de la contrebasse sans être accaparé par les boutons et les réglages, et ça se perçoit dans la direction de l’orchestre et la dynamique de l’improvisation. « Emergence » sur le second volet en est sans doute le témoignage le plus sensible. Il y a une profusion et une spontanéité remarquables, mais surtout, et c’est ce qui fait songer à Oliveros, une combinaison de timbres comme un axe structurant où la voix est prépondérante dans les hybridations électroniques.

Ici, c’est l’amalgame des effets du vibraphone d’Andria Nicodemou et de la voix d’Anne Rhodes dans un contexte extrêmement versatile. La soprano colorature est pour les deux premiers Sway Prototypes le centre physique de l’orchestre. Son jeu, où le mouvement et la juste distance avec les autres improvisateurs sont renforcés par le logiciel, fait songer au travail d’airain qu’elle a mené avec Kyoko Kitamura sur GTM (syntax) 2017. Anne Rhodes utilise son goût des phonèmes répétés à l’envi, travaillés par les algorithmes. La vibraphoniste chypriote est à découvrir de toute urgence, si ce n’est déjà fait : Joe Morris, Anthony Coleman ou Gerald Cleaver ne s’y sont pas trompés.

C’est dans « Quadrants », dans le premier volet des Sway Prototypes, que l’oscillation [1] entre organique et électronique est la plus aboutie. La pièce est longue - près d’une heure -, mais elle semble prendre en compte tous les liens possibles entre les musiciens. Le rôle de Rhodes est à la fois central et insaisissable, la trompette de Louis Guarino Jr est aussi explosive qu’elle sait être sporadique. Il n’y a pas plus de temps morts que de temps fort, la musique est comme une vague inexorable faite de flux et de reflux, de frôlements et de douceurs qui se concentrent un temps sur l’alliance d’un vibraphone démultiplié et du violoncelle de Fujiwara, si habilement proche de la voix…
Avec ses prototypes, Carl Testa peut s’attendre à mieux que développer des produits manufacturés et finis ; des objets, artisanaux, raffinés et infinis. C’est tellement plus poétique !